La première fois que j’ai entendu parler d’intersectionnalité dans les médias, c’était il y a une dizaine d’années, au micro de Plus on est de fous, plus on lit ! à Radio-Canada.

J’avais été invitée à participer au segment radiophonique L’abécédaire du féminisme, mis sur pied en octobre 2013, pour faire contrepoids au discours machiste dominant. Nous en étions aux lettres G, H et I. Ce jour-là, j’avais choisi de parler du mot « honneur », avec de gros guillemets, comme dans « crimes d’honneur », en évoquant la tragédie des Shafia. À mes côtés, Aurélie Lanctôt avait choisi « intersectionnalité », un mot qui n’était pas encore dans le dictionnaire à l’époque, mais qui était déjà bien connu dans le milieu universitaire. Elle proposait en quelque sorte une capsule « l’intersectionnalité pour les nuls ».

Je m’inclus ici dans les « nuls ». J’étais a priori rebutée par le mot, qui me semblait alambiqué. Mais en écoutant Aurélie Lanctôt (aujourd’hui doctorante en droit dont les recherches portent notamment sur les théories féministes et l’épistémologie du droit) en expliquer l’origine et l’utilité, j’ai dû me rendre à l’évidence : si l’égalité et les droits de toutes les femmes nous intéressent, le féminisme intersectionnel est un outil essentiel pour penser (et repenser) le monde, mieux comprendre les rapports de pouvoir dans toute leur complexité et mieux s’attaquer aux inégalités.

La théorie de l’intersectionnalité, élaborée il y a plus de 30 ans par la juriste féministe américaine Kimberlé Crenshaw à partir d’une idée provenant du Black feminism américain, amène à réfléchir aux sources de discrimination qui se chevauchent dans le parcours de certaines femmes.

« Outil de réflexion d’abord juridique, mais devenu sociologique, l’intersectionnalité est la prise en compte du croisement des rapports de discrimination pour révéler la spécificité de situations discriminatoires souvent ignorées », lit-on dans l’Abécédaire du féminisme1.

En d’autres mots, une approche intersectionnelle s’intéresse à la condition de celles qu’un féminisme dit « universel » laisse trop souvent en plan. Elle suggère qu’il en est du féminisme à « taille unique » comme des vêtements « one-size-fits-all ». Ça « fitte » pas vraiment. Ce que l’on croit adapté à tous les corps ne l’est pas, comme le rappelait récemment Sabrina Lemeltier dans la section Débats, en témoignant de l’importance d’une approche intersectionnelle dans la prévention des féminicides2. Si on a à cœur les droits et la dignité de toutes les femmes, le féminisme contemporain ne peut qu’être à taille multiple.

J’ai réalisé après coup, en parlant ce jour-là de la nécessité de tirer des leçons de la tragique affaire Shafia et de s’intéresser davantage aux spécificités culturelles dans le traitement des dossiers de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), qu’il s’agissait là, sans que je le nomme ainsi, d’un exemple très concret d’approche intersectionnelle qui peut littéralement sauver des vies.

PHOTOS DÉPOSÉES À LA COUR, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Geeti, Sahar et Zainab Shafia

Car rappelons que dans le cas des filles Shafia, la DPJ et la police avaient été alertées bien avant que les sœurs Zainab, Sahar et Geeti ainsi que leur belle-mère, Rona Amir Mohammad, soient trouvées mortes dans une voiture jetée dans le canal Rideau en juin 2009. Mais faute d’une approche tenant compte des facteurs de risque spécifiques de ces jeunes filles d’origine afghane qui voulaient juste être libres, ce fut en vain.

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Une décennie plus tard, on ne peut qu’applaudir le fait que l’intersectionnalité, qui a finalement intégré le Petit Robert en 2022, fasse partie intégrante de la stratégie gouvernementale 2022-2027 pour contrer la violence sexuelle et la violence conjugale au Québec.

« Les recoupements entre différents systèmes de discrimination placent certaines femmes dans des contextes de vulnérabilité accrue par rapport à la violence sexuelle et à la violence conjugale. Pensons notamment aux femmes immigrantes ou racisées, autochtones, aînées, en situation de pauvreté, en situation de handicap et aux personnes de la diversité sexuelle et de genre », lit-on dans le plan stratégique. On y reconnaît que de s’intéresser à ce qui passe « à l’intersection » permet de proposer des actions efficaces3.

Paradoxalement, alors que son utilité n’est plus à prouver, l’intersectionnalité semble soudainement être devenue suspecte aux yeux de certains. Dans la foulée du refus récent du gouvernement caquiste d’appuyer une motion de Québec solidaire soulignant la Journée internationale des droits des femmes avec une référence à l’intersectionnalité, le cabinet de la ministre responsable de la Condition féminine a indiqué que le féminisme intersectionnel n’était pas sa vision du féminisme4. La ministre Martine Biron a précisé en entrevue au Soleil qu’elle ne veut pas « s’enfarger » dans un débat sur le féminisme, mais agir5.

Esquiver les débats difficiles ne les règle pas, malheureusement. Entre-temps, après nous avoir mis en garde contre le péril woke, des polémistes, nostalgiques de l’époque « taille unique » où on n’avait pas à réfléchir à ces questions, se sont mis à agiter le spectre du vilain féminisme intersectionnel.

Plutôt que d’utiliser l’intersectionnalité pour ce qu’elle est – un outil de réflexion devenu incontournable pour mieux défendre les droits de toutes les femmes sans exception –, on en a fait le nouvel épouvantail du moment, juste à temps pour le 8 mars.

Preuve que ce n’est pas parce qu’un mot intègre le dictionnaire et les politiques publiques qu’il intègre les esprits. Et qu’il y a encore bien du chemin à faire pour que toutes puissent s’habiller dignement à leur taille.

(1) Le segment radiophonique a donné naissance au livre Abécédaire du féminisme publié par Somme toute en 2016 (idée originale : Marie-Louise Arsenault ; textes : Noémie Désilets-Courteau ; illustrations : Sarah Marcotte-Boislard).

(2) Lisez le texte « L’approche intersectionnelle en prévention des féminicides » (3) Consultez la stratégie gouvernementale 2022-2027 (4) Lisez le texte « Des visions du féminisme s’entrechoquent à l’Assemblée nationale » (Le Devoir) (5) Lisez le texte « Biron ne veut pas “s’enfarger” dans un débat sur le féminisme » (Le Soleil)