Le pape a eu des ancêtres noirs ou métis qui ont décidé de s’identifier comme Blancs au début du siècle dernier. L’avocate Tamara Thermitus explique les implications de ce phénomène connu sous le nom de passing.
Cette semaine, on nous a appris que le pape Léon XIV a des racines haïtiennes1, 2, 3. Son grand-père maternel, Joseph Martinez, est né à Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti). Sa licence de mariage (1887) pour épouser Louise Baquié, grand-mère du pape, désignait comme son lieu de naissance Haïti.
Selon le recensement de 1900, ses grands-parents vivaient dans une maison du Seventh Ward à La Nouvelle-Orléans. Alors que les lois raciales sévissaient dans le Sud, les grands-parents ont migré vers Chicago, participant à la grande migration de six millions de citoyens noirs qui ont fui le Sud pour le Nord à la recherche d’une vie meilleure.
Arrivés à Chicago, dans une société où la race est un marqueur social, économique et source d’injustices systémiques, les ancêtres du pape ont décidé de s’identifier comme Blancs, effaçant ainsi leurs ancêtres noirs.
Ce rejet des racines noires est connu sous le nom de passing4 (décès racial). Ainsi, ceux qui décident de « passer » laissent derrière eux non seulement la famille, mais aussi leurs racines et leur communauté. En 1929, Nella Larsen a écrit le roman Passing5, récemment adapté au cinéma. L’œuvre nous plonge dans les tourments de Clare, qui a décidé de passer pour blanche afin d’épouser un homme blanc, raciste de surcroît, alors qu’elle désire renouer avec la communauté noire de Harlem.

PHOTO THE NEW YORK TIMES
Les grands-parents maternels de Léon XIV sont désignés comme résidants de La Nouvelle-Orléans, dans ce relevé du recensement de 1900.
Dans le roman La tache qui dénonçait le harcèlement de groupe (mobbing), Philip Roth aborda cette question. En effet, le principal protagoniste, l’ex-doyen Coleman Silk, a choisi de « passer » pour juif, donc pour Blanc. À la naissance de chacun de ses enfants, il vivra dans la hantise d’être démasqué.
Tout comme la famille du pape, ce passage, cet exil choisi donnaient accès à une identité blanche qui leur évitait les affres du racisme systémique.
En choisissant de « devenir blancs », nombreux sont ceux qui ont bénéficié du privilège blanc, soit celui d’être évalué à l’aune de leurs compétences. Le filtre du racisme, qui fausse les jugements, n’a pas eu d’emprise sur les divers aspects de leurs vies. En devenant « blancs », ils pouvaient pleinement bénéficier de l’ascenseur social.
Un souvenir d’enfance tenace
Cette question du passing m’a toujours intéressée, car ma mère aurait facilement pu décider de passer pour blanche. Sa vie aurait été beaucoup plus facile, échappant ainsi aux vicissitudes de la race. Ma mère ressemblait aux actrices italiennes des années 1960 ou encore à Penélope Cruz dans le film Volver. Plus latine que noire, pourtant elle s’est toujours identifiée comme Noire.
Je me souviens d’un après-midi au Complexe Desjardins alors que je n’étais qu’une fillette. Nous étions parties, mes sœurs et moi, quelques minutes avec mon père. Alors que je courais à la rencontre de ma mère, j’ai vu qu’un homme lui parlait. Lorsqu’il m’a entendue crier « maman », il m’a regardée, fillette noire, et il l’a dévisagée avec dégoût et a pris la poudre d’escampette.
Ce regard lourd de sens est resté gravé dans ma mémoire. Ce regard nous a poursuivies, ma mère et moi. En effet, lorsque nous nous promenions dans la ville, il était toujours là. Nous nous faisons toujours dévisager : une femme blanche et une femme noire qui se ressemblent. C’était accablant à un point tel que ma mère en avait marre. C’est ainsi que le racisme s’infiltre partout dans nos vies.
Les grands-parents du pape ont fait ce choix qui a permis à leurs descendants de fuir les injustices raciales afin de protéger leurs enfants d’un statut subalterne.
Mais, comme le soulignait Meena Krishnamurthy, professeure adjointe de philosophie à l’Université Queen’s, dans son article « The Burdened Virtue of Racial Passing4 », ce choix n’est pas neutre.
« L’un des effets les plus insidieux de l’oppression raciale est qu’elle peut conduire les opprimés à se livrer à des pratiques qui peuvent apporter une certaine mesure de libération personnelle ou familiale et aider à dévoiler ou à saper l’injustice, mais qui entraînent également des coûts moraux, psychologiques et même sociaux, ce qui ne fait qu’aggraver le préjudice sur les opprimés. »
1. Lisez « Robert Francis Prevost : le pape que moult se disputent » 2. Lisez « See Historical Records Documenting the Pope’s Creole Roots in New Orleans » (en anglais ; abonnement requis) 3. Regardez la vidéo « Pope Leo XIV's family tree shows Black roots in New Orleans » (en anglais) 4. Lisez « Biracial American Colorism : Passing for White » (en anglais) 5. Lisez « The Burdened Virtue of Racial Passing » (en anglais) Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue