Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, quatre artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à David Goudreault.

Belle époque pour se taire. Ou pas.

De toutes les fables de La Fontaine, ma préférée demeure Le coche et la mouche. Je vous la résume en quelques lignes, les rimes en moins. Le coche, carrosse chargé, peine à gravir une côte abrupte. Les chevaux s’échinent, le cocher s’éreinte, les passagers sortent et poussent tandis qu’une mouche les taraude, les harcèle à tour de rôle. Au prix d’efforts conjugués, le coche s’arrache enfin à la pente, il peut reprendre sa route. Et la mouche, aussi inutile que vaniteuse, se donne tout le mérite de l’opération.

Nous traversons l’âge de la mouche. Les temps sont durs pour les entreprises, les couples, les toxicomanes, les étudiants, presque tout le monde ; si vous n’êtes pas un marchand de masques ou de plexiglas, vous subissez votre lot d’ennuis. On espère en voir le bout, au moins joindre les deux bouts en attendant. On repousse nos limites, on se réinvente. Nos petits drames s’inscrivent dans la grande trame de l’Histoire. De crise du climat en crises des migrants en passant par une pandémie, chacun cherche à prendre sa place, à se rendre utile. À son échelle, à sa manière. Et les mouches viennent nous gosser, nous haranguer, nous ralentir. L’opinion fait la loi, ça bourdonne de partout, on croit pouvoir sauver le coche en donnant son avis, en martelant son point de vue. Ça ne se dit pas, ça, mais tu dois prendre parole ! Faut te faire vacciner, mais on vit en dictature ! Sortons du pétrole, mais l’électrique pollue aussi ! Et n’oubliez pas d’aller voter pour le moins pire…

Je ne porte pas de jugements trop sévères, je vrombis aussi, à l’occasion.

La grande révolution du siècle, c’est la commercialisation de l’opinion par les réseaux sociaux.

De la création d’influenceurs à l’ingérence russe dans les élections américaines ; de nécessaires mouvements sociaux à la désinformation massive et la fédération des conspirationnistes, les fleurs de l’histoire moderne poussent dans le feuillage de nos opinions. Pour le meilleur et pour le pire. Le bourdonnement personnel s’est fait marchandise, nos coups de gueule sont capitalisés en Bourse. Belle capitalisation, d’ailleurs : alors que Twitter affichait un chiffre d’affaires total de 3,4 milliards de dollars américains en 2019, Facebook annonçait un profit de 29 milliards sur un revenu de 85 milliards pour 2020 seulement.

Pour tirer profit de notre temps de cerveau encore disponible, on a élaboré des algorithmes qui nous mènent vers les moucherons, les mouchettes ou autres diptères de notre espèce ; nous sommes encouragés à buzzer sans cesse, avec les nôtres, ou contre les autres. C’est payant pour les GAFAM, ces révolutions menées derrière nos claviers, les prises de bec montées en épingle, les interminables argumentations… Biz bizz, business.

La Fontaine ne pouvait prévoir que, plus de trois siècles après sa mort, et au profit de riches actionnaires, les mouches allaient profiter de caisses de résonance mondiales ; qu’elles allaient effectivement mener le coche, qu’elles allaient même parfois l’embourber, lui faire dévaler la pente. Avec les meilleures intentions du monde.

Mais toi aussi, Goudreault, tu te fais payer pour la donner, ton opinion. Pas faux. Et je n’ai pas d’expertise très pointue. Un peu de travail social et quelques livres à mon actif. De toute façon, si la rareté crée la valeur, celle de l’expertise est en chute libre. On a des experts pour tout, tout le monde « fait ses recherches », diffuse ses résultats plus ou moins alambiqués. Et on a droit à de véritables recherches qui se contredisent à souhait. Toutes les sciences ne se valent pas. Quand on voit les sciences sociales tordre le cou des statistiques, on envie la précision des mathématiques fondamentales. Alors oui, je me trompe aussi parfois. En toute quiétude, d’ailleurs, je n’aspire plus à désembourber le coche.

Mon désengagement n’engage que moi. Je respecte les chroniqueurs rétifs, prêts à combattre les moulins à vent, et j’admire presque les moralisateurs bénévoles qui inondent nos écrans, consacrant de précieuses heures à nous picosser, convaincus qu’ils mèneront le monde à bon port.

La vraie vie est absente, écrivait Rimbaud. Cette absence inclut désormais les réseaux sociaux, ces outils de communication et de mobilisation exceptionnels, parfois salutaires pour porter des causes ou dénoncer des injustices, mais contrôlés par des intérêts très particuliers, et censurés dans les pays qui auront le véritable pouvoir demain. Dans un contexte d’explosion démographique, face aux crises sanitaires et climatiques à venir, les influenceurs et idéologues ne pourront pas grand-chose. Ce sont les multinationales, les scientifiques, les technologues et, dans une moindre mesure, les gouvernements qui permettront à l’humanité de monter la pente. Ou pas.

Rien ne sert de s’épuiser à houspiller la masse si on peut pousser la roue quand l’occasion se présente, sans prétention, pousser ou tirer le coche sans harceler le voisin.

Mais bon, ce n’est que mon opinion.