Craig Kielburger avait 12 ans lorsqu’il a eu une révélation.

Le matin du 18 avril 1995, en feuilletant le Toronto Star à la recherche des bandes dessinées, Craig est tombé sur un article de l’Associated Press. Iqbal Masih, ancien enfant esclave du Pakistan, venait d’être assassiné par des membres de la « mafia du tapis » parce qu’il avait osé dénoncer le travail forcé des enfants dans cette industrie.

Iqbal avait 12 ans. Le même âge que Craig. Le drame du Pakistanais a bouleversé le Canadien, au point de pousser ce dernier à fonder Free the Children, qui deviendrait ensuite WE Charity, l’organisme au cœur du scandale qui ébranle aujourd’hui le gouvernement Trudeau.

PHOTO GEOFF ROBINS, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Les fondateurs de WE Charity, Marc et Craig Kielburger

L’histoire d’Iqbal Masih, Craig et son frère, Marc Kielburger, l’ont racontée très souvent depuis 25 ans. Sur scène, dans leurs livres, dans les journaux. C’est une histoire fondatrice, qui a fait de Craig une sorte de légende canadienne. Elle se trouve encore aujourd’hui sur le site web de WE Charity (Mouvement UNIS en français).

Mais il faut se méfier des légendes.

Si l’article de l’Associated Press existe bel et bien, son contenu a très vite été contredit par les témoins du drame. C’est que la tragédie de l’enfant esclave, mille fois répétée par les frères Kielburger, n’était pas tout à fait vraie.

L’enquête de la police pakistanaise, des reportages terrain et un rapport indépendant de la Commission des droits de l’homme du Pakistan ont tous conclu que la mafia du tapis n’avait rien à voir avec la mort d’Iqbal Masih.

Selon les témoignages recueillis dans son village, au nord de Lahore, le garçon et ses cousins se baladaient à vélo lorsqu’ils ont surpris un homme en train de commettre un acte de bestialité envers un âne.

Paniqué, l’homme a tiré en leur direction avant de prendre la fuite. Une balle a atteint le jeune Iqbal.

Enfin, jeune… pas tant que ça. Autre chose clochait dans les témoignages recueillis. Les dates, les années ne concordaient pas avec l’histoire d’abord transmise à l’Associated Press par un militant opposé au travail forcé des enfants. Les enquêteurs ont mis la main sur le certificat de baptême…

L’enfant-martyr était un adulte. Souffrant d’un retard de croissance, il avait 19 ans au moment de sa mort.

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Ce sont des détails, direz-vous.

Ça ne change rien à tout le bien que Craig et Marc Kielburger font dans le monde. Bien sûr. Mais je ne peux m’empêcher de voir un avertissement dans cette fable. Les deux frères ne peuvent ignorer la conclusion de l’enquête policière, corroborée par le groupe de défense des droits de la personne le plus respecté du Pakistan. S’ils s’abstiennent volontairement, depuis toutes ces années, de rectifier l’histoire fondatrice de WE Charity, sont-ils capables de tordre d’autres vérités ?

Prenez le volontourisme pratiqué par ME to WE, la division commerciale de WE Charity. Cette entreprise sociale à but lucratif vend des missions de volontariat à des jeunes n’ayant aucune expérience dans le travail humanitaire.

Pour 4795 $US, ME to WE offre par exemple à ses clients la possibilité de faire du bénévolat pendant neuf jours au Kenya. Le safari est inclus ; pas le billet d’avion. Ces voyages « changent le monde autant qu’ils changent la vie » de ceux qui y participent, selon le site web.

L’entreprise met davantage l’accent « sur le narratif que sur l’impact », constate François Audet, directeur de l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaire.

C’est très show-business, très tape-à-l’œil. […] Ce n’est pas ça qui va changer les structures de la pauvreté mondiale !

François Audet

Le volontourisme, disent les critiques, n’est guère plus qu’un business exploitant la naïveté des jeunes — idéalistes ou atteints du « complexe du sauveur blanc » — prêts à payer pour avoir l’illusion de changer le monde.

Pour François Audet, ME to WE s’inscrit clairement dans cette tendance. « C’est une approche un peu naïve. On colporte des images classiques de Blancs qui vont aider dans d’autres pays. Pour une organisation qui prétend être proche des milléniaux, cet ancrage n’est pas acceptable. »

« En tant que voyageur, vous aurez l’occasion de créer un vrai changement sur le terrain », assure ME to WE sur son site web.

Peut-être est-ce bien le cas.

Peut-être aussi que le seul « vrai changement » se produira non pas sur le terrain, mais… dans votre portefeuille ; soudain, il vous semblera plus léger.

À moins, bien sûr, que vous ne vous appeliez Bill Morneau.

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Sans doute y a-t-il du bon dans le volontourisme.

Sans doute y a-t-il des gens qui bénéficient des projets réalisés par des ados sans expérience mais plein de bonne volonté dans des villages reculés du Kenya ou de l’Équateur.

Malheureusement, il faut plus que des bons sentiments pour faire une réelle différence à l’étranger. Il faut une préparation, un plan, un engagement durable avec les communautés locales. Ça vaut aussi pour les projets au Canada, du reste.

J’ai du mal à croire que le programme de bourses fédérales attribué à la hâte à WE Charity — et annulé tout aussi rapidement dans la controverse — aurait pu atteindre sa cible.

Quelle cible, d’ailleurs ? C’est flou.

Passons sur l’étrange idée d’accorder des bourses à des bénévoles. Ça se discute, après tout. Mais pourquoi la fonction publique n’aurait-elle pas pu administrer ce programme ?

WE Charity, en difficulté financière, était-il vraiment le seul organisme du pays capable de se transformer du jour au lendemain en gigantesque machine à subventions ?

François Audet n’y croit pas une seconde. « D’autres organismes auraient pu répondre à un appel d’offres de cette nature. Le YMCA, par exemple, aurait pu le faire. »

Et puis, comment WE Charity aurait-il évalué les besoins des organismes de bénévolat ? Qui en aurait profité ? Comment aurait-on évité les dérapages ?

Justin Trudeau apportera peut-être des réponses à ces questions, jeudi, devant le Comité permanent des finances des Communes.

Les frères Kielburger, eux, témoigneront ce mardi. Dans un communiqué, ils disent avoir « hâte de pouvoir parler directement aux Canadiens et de rectifier les faits ».

Ça tombe bien, parce que c’est tout ce qu’on leur demande : des faits. Espérons que, cette fois, les frangins ne nous racontent pas une jolie fable.