Une femme violée qui rencontre son agresseur en prison. Un adolescent qui s’excuse auprès de celui qu’il a heurté au volant. Des femmes autochtones qui dialoguent avec des évêques pendant tout un week-end. Les initiatives de justice réparatrice se déploient de plus en plus au Québec, qui fait même figure de modèle dans certains cas. À quel point cette « autre justice » est-elle une voie d’avenir ? La Presse se penche sur la question samedi, dimanche et lundi. À lire aujourd’hui : le Québec, un modèle en matière de justice réparatrice chez les adolescents.

Des rencontres impensables, et pourtant...

Le Québec est un pionnier en matière de justice réparatrice chez les ados. Dans le Bas-Saint-Laurent, on pousse le concept très loin. Là où la justice pénale pour adolescents atteint sa limite, la « démarche SENS » offre la possibilité au jeune de réparer les torts causés tout en impliquant la victime dans le processus judiciaire. La Presse s’est rendue dans l’est de la province à la découverte du projet novateur.

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Vanessa*

« Jamais je n’aurais pensé parler à Laurie* à moins d’un mètre. J’aurais eu peur qu’elle me saute dessus. »

À 15 ans, Vanessa a vécu la pire année de sa vie.

S’asseoir en face de Laurie – l’adolescente qui l’a intimidée et menacée de mort –, c’est difficile, voire impossible à imaginer.

C’est pourtant ce qu’on lui propose dans le cadre d’une démarche novatrice de justice réparatrice unique au Québec.

Tout a commencé à l’automne 2021. Du jour au lendemain, Vanessa a perdu tous ses amis.

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Vanessa*

À l’école, l’ado qui a toujours été populaire mange désormais son lunch seule, enfermée dans les toilettes, pour éviter de se faire traiter de « salope » ou de « grosse conne » à la cafétéria.

Son « crime » ?

Elle s’est mise à fréquenter l’ex-copain de Laurie. Et cette dernière, élève à la même école, ne l’a pas pris. Mais là, pas du tout.

« Laurie, c’est une fille avec un grand leadership. Elle donnait sa version et les gens prenaient son bord », raconte Vanessa.

Vanessa n’a évidemment commis aucun crime. Mais face au « tribunal populaire » de la polyvalente, c’était elle, la coupable. « C’était moi, la pas fine, décrit l’ado. Je n’avais pas le droit de m’expliquer. »

Laurie l’humilie devant tout le monde chaque fois qu’elle en a l’occasion. Au point où Vanessa s’isole et se renferme. La jeune athlète se met à prendre du poids à force de « manger ses émotions ». Elle se sent toujours triste. Méconnaissable, elle doit consulter un psy.

Un soir, l’adolescente jalouse se pointe chez Vanessa pour la menacer de mort, elle et sa famille.

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Vanessa

Ma mère n’a pas eu le choix d’appeler la police, se souvient l’ado. Ça a dégénéré. Laurie criait devant chez moi : je vais m’ouvrir les veines. Elle n’était comme plus là.

Vanessa*

Une autre fois, des amis de Laurie ont collé d’un peu trop près la voiture dans laquelle Vanessa et son copain étaient. Le jeune couple a eu très peur. Ces mêmes amis se sont amusés à faire crisser leurs pneus devant la maison de Vanessa à quelques reprises.

L’adolescente aurait préféré ne pas porter plainte. « Je ne voulais pas empirer ma situation, explique-t-elle. Mais en même temps, Laurie est débarquée chez moi : Who knows ce qu’elle peut faire après ? »

Laurie a été accusée au criminel. Un juge lui a interdit d’entrer en contact avec sa victime. Son non-respect de conditions lui a valu un séjour de « mise sous garde » en centre jeunesse.

Laurie a fini par plaider coupable. Elle a été expulsée de son école et de son équipe de sport élite. Le tribunal lui a interdit de sortir de chez elle durant des mois, réduisant sa vie sociale à néant.

Dans quel état d’esprit est Laurie aujourd’hui, maintenant qu’elle a purgé sa peine ? s’interroge sa victime.

Voudra-t-elle se venger ?

Le processus de justice pénale pour adolescents n’a pas permis à Vanessa de répondre à ses interrogations. Encore moins de la rassurer.

Un projet novateur de justice réparatrice – la démarche SENS –, qui a vu le jour dans cette région de l’est du Québec en 2019, lui apportera des réponses.

Le Québec est un pionnier en matière de justice réparatrice chez les ados. Et le Bas-Saint-Laurent pousse la démarche très loin.

À l’écoute des victimes et… des contrevenants

La « démarche SENS » offre la possibilité au jeune contrevenant de réparer les torts causés tout en donnant à la victime l’occasion d’être impliquée dans le processus judiciaire.

L’une ne remplace pas l’autre. La démarche SENS est intégrée dans le processus de justice pénale pour adolescents. Et elle n’exclut aucun crime.

L’ado qui a menacé de faire une tuerie dans une école ou encore celui qui a transmis une photo intime de son ex-copine à tous ses amis : tous sont admissibles.

Une fois que Laurie a plaidé coupable, le juge a demandé au délégué jeunesse la confection d’un « rapport prédécisionnel » pour mieux la connaître. Le délégué jeunesse – qui relève de la direction de la protection de la jeunesse (DPJ) du CISSS – rencontre alors la jeune contrevenante pour ensuite suggérer au juge une peine adéquate.

Un intervenant d’Équijustice – un réseau communautaire de justice réparatrice et de médiation citoyenne – se joint à la rencontre.

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Lise Beaulieu, directrice générale d’Équijustice de l’Est

« Cette intervention commune, c’est un défi », explique la directrice générale d’Équijustice de l’Est, Lise Beaulieu. Dans l’approche de justice réparatrice, le jeune contrevenant a « autant de besoins que la personne victime » ; il peut aussi avoir été victime de quelque chose, poursuit-elle.

Malgré des « cultures organisationnelles très différentes », « on a réussi à faire un partenariat de feu » , s’enthousiasme la chef de service RTS, LSJPA et expertise psychosociale à la DPJ du CISSS du Bas-Saint-Laurent, Marijo Whalen Bérubé.

Au Bas-Saint-Laurent, dès qu’il y a une victime dans un dossier criminel, très tôt dans le processus judiciaire, Équijustice la contacte.

« Pour un même délit, d’agression sexuelle par exemple, deux victimes vont avoir des attentes et des besoins différents », explique Caroline Rioux, intervenante et médiatrice chez Équijustice de l’Est. Son point de vue se retrouvera dans le « rapport prédécisionnel ».

Une tonne de travaux communautaires, pas toujours la solution

C’est aussi bénéfique pour le jeune contrevenant. « On se disait, on leur donne donc bien des travaux bénévoles, puis il me semble que ce n’est pas toujours adapté, ajoute Mme Bérubé, du CISSS du Bas-Saint-Laurent. Ça n’a pas toujours de sens pour notre jeune, ça n’a pas toujours de sens pour la victime. »

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Marijo Whalen Bérubé, chef de service RTS, LSJPA et expertise psychosociale à la DPJ du CISSS du Bas-Saint-Laurent

Un jeune à qui on impose 250 heures de travaux communautaires, après 50 heures à laver des fenêtres par exemple, est-ce que les 200 suivantes vont vraiment l’aider dans sa réadaptation ? demande la chef d’équipe de la DPJ.

Quant aux victimes, les travaux communautaires vont rarement répondre à leurs besoins.

Certaines [victimes] ont besoin de s’exprimer, de nommer ce qu’elles ont vécu, de poser des questions – pourquoi il m’a fait ça ? Le processus de réparation leur donne cet espace-là pour s’exprimer, avoir des réponses à leurs questions que le système judiciaire ne leur donne pas.

Caroline Rioux, intervenante et médiatrice chez Équijustice de l’Est

Des lettres d’excuses, des mesures de réparation directes ou encore des médiations auraient un plus grand impact, s’est dit l’équipe derrière la démarche SENS. Mais encore faut-il que la victime soit en accord. Sinon elle se sentira « utilisée » aux fins de la réadaptation du jeune contrevenant.

La mesure de réparation établie après la consultation de la victime et du jeune contrevenant est présentée au juge, qui va l’ordonner si elle lui semble raisonnable.

Résultats : les mesures de réparation auprès des victimes ont augmenté de façon significative.

Tourner la page

« Dans notre société, on n’est pas portés à se parler pour régler nos conflits. On a le réflexe d’appeler la police », déplore Adréanne Lauzier, aussi intervenante et médiatrice à Équijustice de l’Est, alors que « la médiation permet d’arriver à se parler, d’avoir de meilleurs liens de société en général et d’être ouverts à l’autre ».

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Adréanne Lauzier, intervenante et médiatrice à Équijustice de l’Est

La rencontre entre Vanessa et Laurie en est un exemple.

C’est l’occasion pour Vanessa de poser toutes ses questions. De témoigner de ses séquelles : « Toute ma vie, je vais être plus sensible au rejet, à l’humiliation. » Et d’entendre la version de Laurie. Car au tribunal, le processus a été rapide. Pas de place pour les explications ni quelconque émotion.

Pour Laurie, le garçon qui lui a préféré Vanessa était « l’amour de sa vie ». Aujourd’hui, elle tient à s’excuser.

Les deux ados échangeront durant trois heures. Elles conviennent que tout cela est allé trop loin. « Souvent, on riait. Ce n’était pas malaisant », raconte Vanessa.

« Je ne sais pas si c’était une façade ou si ses excuses étaient sincères, poursuit la victime, mais je trouve que ça a bien fini. On est vraiment rendues ailleurs dans nos vies. »

* La loi sur le système de justice pénale pour les adolescents nous interdit d’identifier les jeunes contrevenants. Tous les prénoms des jeunes dans ce reportage sont fictifs, leur histoire ne l’est pas.

Ce qu’est la justice réparatrice

Inclure de leur propre gré des personnes concernées par un évènement précis – que l’évènement soit un crime ou un conflit – dans le but de les rendre actives dans la prise en charge de leur propre réparation, et en leur permettant de définir leurs propres préjudices et torts de la manière qu’elles le souhaitent réellement, faire des choix qui leur sont propres, s’exprimer et exprimer leur libre arbitre, prendre des décisions sans jamais qu’elles soient conseillées ou suggérées.

Source : La médiation relationnelle – Rencontres de dialogue et justice réparatrice de Serge Charbonneau et Catherine Rossi

Au-delà du Bas-Saint-Laurent

Ailleurs au Québec, pour les adolescents qui ont commis des crimes et leurs victimes, « il y a quelques initiatives régionales pouvant émaner des juges de la Cour du Québec, soutenues à l’occasion par des procureurs du bureau des affaires jeunesse, entre autres, mais il y en a encore trop peu au Québec », explique la Directrice des services de justice réparatrice – LSJPA Équijustice, Catherine Lapierre. « C’est une bonne chose pour le déploiement de la justice réparatrice de voir des projets comme la démarche SENS, poursuit-elle. Tous les partenaires qui œuvrent auprès des adolescents et des victimes travaillent ensemble pour les déployer, voire les pérenniser, parce que c’est reconnu qu’il y a des bienfaits pour les personnes elles-mêmes. »

74 %

Au Québec, quand un jeune est arrêté et que l’on possède des preuves suffisantes contre lui, il peut être judiciarisé (tribunal) ou être renvoyé à un programme de sanctions extrajudiciaires (justice réparatrice). Entre 2005 et 2010, 74 % des adolescents accusés ont été dirigés vers la justice réparatrice et 41 % vers les tribunaux*, écrivent deux spécialistes de la justice réparatrice, Serge Charbonneau et la professeure Catherine Rossi, dans leur ouvrage La médiation relationnelle – Rencontres de dialogue et justice réparatrice.

* Le total fait plus de 100, car entre 2005 et 2010, certains adolescents ont fait l’objet à la fois d’une sanction extrajudiciaire et d’une sanction pénale, et sont comptabilisés dans les deux catégories.

« Il sait qu’il n’est pas pardonnable. Au moins, il l’a compris. »

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Charlotte*

« Je ne voulais pas qu’il me voie pleurer à nouveau. »

Au tribunal, quand Charlotte* a vu son agresseur, elle s’est mise à pleurer.

Lorsqu’une intervenante d’Équijustice lui a proposé de le rencontrer pour faire de la médiation, l’adolescente de 15 ans a refusé.

Plus jamais il ne la verrait en larmes. « Je ne voulais pas avoir l’air faible devant lui tandis que je n’avais aucune raison de me sentir ainsi », raconte celle qui vient de fêter ses 18 ans.

Le jeune agresseur et elle ont déjà été de bons amis. Au secondaire, ils ont souvent été dans la même classe.

Elle lui faisait confiance. Jusqu’à ce qu’il l’agresse, elle, d’abord. Puis trois de ses copines en l’espace de quelques semaines.

Quand elle l’a vu comparaître, l’air « de s’en foutre », elle s’est promis de ne plus remettre les pieds au tribunal à moins d’y être forcée.

Comme l’ado a plaidé coupable, elle n’a pas eu à témoigner.

Le processus de justice pénale lui a laissé un goût amer.

C’est compliqué à 15 ans, aller au tribunal. Tu n’es pas censée vivre ça. C’est beaucoup de stress.

Charlotte*

Charlotte tenait tout de même à ce qu’il sache à quel point ses amies et elle avaient souffert. Et souffrent encore.

L’adolescent a opté pour une médiation « indirecte ». Après plusieurs rencontres préparatoires avec la médiatrice d’Équijustice Caroline Rioux, la victime a écrit une lettre à son agresseur.

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Caroline Rioux, intervenante et médiatrice chez Équijustice de l’Est

Quand elle a été agressée, Charlotte n’a pas porté plainte sur-le-champ. Elle a « mis ça derrière » elle. Sinon, c’était trop difficile d’aller de l’avant, explique la jeune femme qui dégage un mélange de force tranquille et de grande sensibilité.

Puis un soir, son agresseur l’a invitée à une fête. Elle a refusé, mais deux de ses copines s’y sont rendues. Toutes deux ont été agressées ce soir-là.

Charlotte ne pouvait pas deviner ce qui allait se passer, sauf qu’elle se sent tout de même terriblement coupable.

Je me sentirai mal toute ma vie parce que ma meilleure amie et mon autre amie auront des séquelles – elles aussi – toute leur vie.

Charlotte*

L’adolescent a fait une quatrième victime peu de temps après.

Ses copines ont refusé le processus de justice réparatrice. Charlotte y a participé – se sentant investie d’une mission de porte-voix de la souffrance des trois autres.

Dans sa lettre, Charlotte raconte qu’aujourd’hui, « juste marcher seule dans la rue », « même en plein jour », « c’est difficile ». Impossible pour la jeune femme de développer une relation intime.

« Juste de me regarder dans le miroir, de voir où il m’a touchée, j’ai des images de lui [qui ressurgissent]. »

Mme Rioux a remis la lettre au jeune contrevenant. Puis, elle l’a accompagné pour qu’il écrive la sienne.

Quand est venu le temps d’ouvrir la réponse de son agresseur, Charlotte n’était pas seule. La médiatrice était toujours à ses côtés.

Je pensais qu’il allait jouer à la victime, qu’il allait dire “oui, moi aussi, j’ai eu des séquelles, blablabla”. Mais ce n’était pas le cas.

Charlotte*

Son agresseur s’est excusé. Et il a écrit cette phrase qui a soulagé Charlotte : « Je sais que j’ai scrappé notre amitié. » Il ne lui a pas demandé de lui pardonner. « Il sait qu’il n’est pas pardonnable. Au moins, il l’a compris. »

La médiatrice lui a offert de lui répondre. Charlotte n’en sentait pas le besoin. Juste après, elle s’est sentie plus légère, comme si elle avait une tonne de moins sur ses épaules.

« Le livre est fermé, c’était le dernier chapitre de notre histoire. »

* La loi sur le système de justice pénale pour les adolescents nous interdit d’identifier les jeunes contrevenants. Tous les prénoms des jeunes dans ce reportage sont fictifs, leur histoire ne l’est pas.

« La culpabilité était tellement forte, il n’arrivait pas à être fonctionnel »

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Antoine*

Antoine* a paniqué.

L’adolescent de 17 ans n’a pas dormi depuis plus de 36 heures quand il heurte un piéton avec sa voiture et fuit les lieux de l’accident.

C’est que depuis un an, il travaille de nuit pour être capable de se payer un logement. Le jour, il va à l’école. Quand il y va…

Il ne peut pas compter sur sa mère, qui « disparaît » parfois durant des semaines. Il voit son père « deux fois par année maximum ». Et réussir ses cours, pour lui, c’est comparable à grimper l’Everest. À 17 ans, il a l’équivalent d’une 1re secondaire.

Le jour de l’accident, avec un de ses amis, Antoine avait passé l’après-midi à flâner sur le bord du fleuve. C’est « en remontant du quai », en voiture, qu’il a heurté le piéton traversant la rue.

J’ai vu son visage dans le pare-brise. Il est tombé du côté gauche, décrit le jeune homme. Les nerfs m’ont pris. Je ne savais pas trop quoi faire. J’ai décollé.

Antoine

Il a vite été arrêté et a passé la nuit en cellule, sans savoir si la victime allait survivre ou non.

Le piéton s’en est tiré avec une commotion cérébrale. Antoine a appris son identité. Il l’avait côtoyé, plus jeune. Au Bas-Saint-Laurent, région où « tout le monde se connaît », les chances étaient élevées.

Cela a ajouté à son sentiment de culpabilité.

Après qu’il eut été accusé de délit de fuite en chambre de la jeunesse, un juge lui a interdit de contacter sa victime. Antoine voulait respecter ses conditions. Mais, grugé par les remords, il aurait voulu s’excuser. Et surtout, s’expliquer.

Durant des mois, « la culpabilité était tellement forte, il n’arrivait pas à être fonctionnel », décrit sa déléguée jeunesse au CISSS du Bas-Saint-Laurent, Michèle Castonguay. L’adolescent n’allait plus à l’école du tout.

Il a fini par plaider coupable et a reçu une peine de 75 heures de travaux communautaires assortie d’une suspension de son permis de conduire et d’un suivi d’un an avec sa déléguée jeunesse. Il a raccroché à l’école aux adultes. Chaque soir, il restait après ses cours, pour « laver des fenêtres ». « Ça ne me tentait pas vraiment », admet-il.

Antoine n’avait toujours pas le droit de contacter sa victime, sauf s’il entreprenait une démarche de justice réparatrice. Sa victime était ouverte à l’idée.

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Michèle Castonguay, déléguée jeunesse au CISSS du Bas-Saint-Laurent

Tout au long du suivi, Antoine avait hâte de faire cette démarche-là. De boucler une boucle. Ça pesait lourd tant que ça n’a pas été fait.

Michèle Castonguay, déléguée jeunesse au CISSS du Bas-Saint-Laurent

La déléguée jeunesse et l’intervenant d’Équijustice l’ont préparé à toutes les éventualités. Peut-être que le piéton ne lui pardonnerait jamais. Peut-être serait-il toujours en colère.

Une fois en face de sa victime, Antoine a décrit sa vie difficile. Le travail de nuit. L’école de jour. Sa mère démunie, instable, très fâchée contre lui, parce que la voiture avec laquelle il a commis l’infraction était la sienne. Cette même mère qui finit par disparaître.

Pas pour faire pitié. Mais parce que c’est ça, sa réalité.

Sa victime, elle, a raconté qu’elle ne marchait plus jamais seule, au village. Elle a rassuré l’adolescent sur le fait qu’elle n’était pas en colère.

Une question hante le piéton : pourquoi avoir fui plutôt que de lui porter secours ? Ne l’avait-il pas reconnu ?

Sous le choc, Antoine jure ne pas l’avoir reconnu.

La démarche a amené le jeune adulte à réfléchir. « D’habitude, tu rentres dans la vie d’adulte tranquillement, illustre Antoine. Moi, j’ai plongé dedans. » Comme il était immature, laissé à lui-même, le plongeon a été brutal.

* La loi sur le système de justice pénale pour les adolescents nous interdit d’identifier les jeunes contrevenants. Tous les prénoms des jeunes dans ce reportage sont fictifs, leur histoire ne l’est pas.

Pourrait-on aller aussi loin dans le système adulte ?

Une démarche de justice réparatrice devrait être accessible aux adultes inculpés de crimes graves ainsi qu’à leurs victimes à l’intérieur du système de justice criminelle et pénale, comme on le fait déjà chez les ados, estiment des expertes.

C’est possiblement la crainte que l’opinion publique s’y oppose qui freine son développement, avance la professeure à l’École de travail social et de criminologie à l’Université Laval Catherine Rossi.

Même son de cloche chez sa consœur professeure à l’École de criminologie de l’Université de Montréal Mylène Jaccoud.

Secoué par l’onde de choc qu’a provoquée l’arrêt Jordan de la Cour suprême du Canada et inspiré par le succès du système jeunesse, le ministère de la Justice du Québec a adopté en 2017 un Programme de mesures de rechange général (PMRG) pour adultes. Toutefois, contrairement au système jeunesse, les crimes graves comme les agressions sexuelles en sont exclus.

Ce programme donne la possibilité aux accusés devant la Cour du Québec d’assumer la responsabilité de leurs actes et d’envisager un mode de réparation envers la victime ou la collectivité autrement qu’en étant assujettis aux procédures judiciaires usuelles prévues par le Code criminel.

Différentes mesures de rechange peuvent être appliquées, dont la médiation ou le paiement d’une compensation financière. Le Programme vise également à diminuer le risque que ces personnes aient à nouveau des démêlés avec la justice.

Le PMRG « marche très bien », indique Mme Rossi, de l’Université Laval, qui a été chargée de l’évaluer. Il contribue, entre autres, à désengorger les tribunaux.

Déployé d’abord sous forme de projet-pilote, le PMRG est maintenant implanté dans les 36 districts judiciaires à la Cour du Québec et dans les cours municipales :

  • 2508 causes ont été acceptées au programme entre le 1er avril 2022 et le 28 février 2023
  • 93,2 % : taux de réussite du programme (ce sont donc 2337 des 2508 causes qui ont été retirées du système de justice)
  • 2,66 : nombre moyen d’audiences par cause PMRG complétée (nombre de fois qu’on se présente à la cour)
  • 76 % des dossiers au PMRG sont réalisés à l’intérieur de 4 mois
  • 11 333 causes qui ont été référées au programme depuis 2017

Source : ministère de la Justice du Québec

Aux yeux de la professeure Rossi, il n’y a aucune raison que ce programme ne s’étende pas à des crimes plus graves.

Les seuls programmes de justice réparatrice qui s’adressent aux victimes d’agression sexuelle se déroulent complètement hors du système de justice traditionnelle ou en milieu carcéral (à lire DEMAIN).

Mythes tenaces

Les deux professeures d’université pensent que la résistance générale est attribuable aux « mythes » entourant la justice réparatrice.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Mylène Jaccoud, professeure à l’École de criminologie de l’Université de Montréal

C’est très clair que la justice est conditionnée par le populisme et certains lobbys qui ont été efficaces sur les questions de violence faite aux femmes, notamment.

Mylène Jaccoud, professeure à l’École de criminologie de l’Université de Montréal

« Il y a une très mauvaise compréhension chez certaines associations de soutien, d’accompagnement, d’aide des droits des personnes victimes de violences sexuelles et/ou conjugale de penser que la justice réparatrice est une justice douce, clémente, qui déresponsabilise les auteurs, qui ne tient pas compte des conséquences, du type de victimisation, des déséquilibres de pouvoir, etc. », poursuit-elle.

« À l’heure actuelle, plus c’est grave, plus on veut punir. Pourtant, les besoins de réparation sont beaucoup plus importants (plus le crime est grave), souligne la professeure de l’Université de Montréal. Le prisme de la gravité n’est pas le bon. D’ailleurs, les travaux de recherche montrent que la justice réparatrice est beaucoup plus efficace dans des cas de criminalité plus conséquente, et pas juste auprès des adolescents ; des adultes aussi. »

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Catherine Rossi, professeure à l’École de travail social et de criminologie à l’Université Laval

Il y a une fausse impression que la justice réparatrice veut remettre en contact les victimes de violence conjugale et leur conjoint violent dans la même pièce pour que l’homme s’excuse. Or, ce n’est pas ça du tout.

Catherine Rossi, professeure à l’École de travail social et de criminologie à l’Université Laval

Quand un homme prend la valise de sa femme, la traite de prostituée parce qu’il est jaloux, balance ses vêtements par la fenêtre, « on ne peut pas mettre l’homme en prison pour ça », illustre-t-elle. C’est ici que la justice réparatrice pourrait entrer en jeu et possiblement éviter que le pire ne survienne, croit la professeure d’université et spécialiste du domaine.

« Pour l’instant, je trouve que c’est bien plus dangereux qu’on ne fasse rien », conclut Mme Rossi.

Le ministère de la Justice du Québec a décliné notre demande d’entrevue. À l’heure actuelle, « il n’est pas prévu de rendre admissibles au PMRG les infractions à caractère sexuel et la violence conjugale », a indiqué par courriel une porte-parole du Ministère, Laurie Lévesque.