Un des fleurons montréalais de l’intelligence artificielle, Element AI, cofondée en 2016 par Yoshua Bengio et en sérieuses difficultés financières, a été acquis par une firme californienne de logiciels, ServiceNow.

« C’est un drame, a déclaré Louis Têtu, président et fondateur de COVEO et vice-président du conseil d’administration du Conseil canadien des innovateurs, qui regroupe 133 entreprises canadiennes, dont une vingtaine au Québec. On vient de vendre un bloc de talents et de propriété intellectuelle stratégiques, dans un secteur où il y a énormément de leviers économiques. Je suis scandalisé. »

La transaction, d’un montant qui n’a pas été confirmé, mais qui serait d’environ 400 millions US, selon deux sources, devrait être bouclée « au début de 2021 », selon un communiqué publié lundi matin. En 2019, Element AI avait réussi à recueillir plus de 200 millions de dollars avec l’appui de nouveaux investisseurs, dont la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) et le gouvernement du Québec. Selon une estimation du site spécialisé TechCrunch, cette collecte de fonds donnait une valeur entre 800 et 930 millions CAN à la firme montréalaise.

Cette acquisition, la quatrième de ServiceNow en 2020, serait la plus importante jamais effectuée par l’entreprise dont la valeur boursière est de 103 milliards US. En entrevue avec La Presse, le directeur général de ServiceNow pour le marché canadien, Marc LeCuyer, a assuré que deux des cofondateurs d’Element AI, le PDG Jean-François Gagné et le chercheur Yoshua Bengio, « resteraient à bord ». Les activités à Montréal se poursuivront avec le demi-millier d’employés que compte Element AI.

Le modèle d’affaires de l’entreprise montréalaise, qui sera intégrée à ServiceNow, sera totalement modifié, a-t-il cependant précisé. « Notre type d’acquisition, c’est que nous prenons une entreprise et la reconstruisons, a expliqué M. LeCuyer. C’est ce que nous faisons ici, et qui va nous permettre d’intégrer une grande équipe de scientifiques de données et d’experts de l’intelligence artificielle. »

Pas de garantie

Pour le ministre de l’Économie et de l’Innovation Pierre Fitzgibbon, il est « décevant » qu’Element AI n’ait pu rester propriété québécoise, un échec qu’il attribue au fait qu’« elle n’a pas réussi à livrer son plan d’affaires ». Il a rappelé que Québec avait volé au secours de l’entreprise en 2019 avec un investissement de 25 millions, dont seulement la moitié a été déboursée jusqu’à maintenant. « Dans la transaction, ce montant va être repris, il n’y aura aucune perte pour le gouvernement », a-t-il assuré.

« Dans les circonstances, estime-t-il, c’est une bonne nouvelle que des gens de l’extérieur valorisent le talent qu’on a pu stimuler au Québec. » « Element AI n’aura plus plusieurs clients, mais un seul qui est déterminé à ce qu’elle soit leur centre de développement pour l’intelligence artificielle. » Si ServiceNow a assuré que les activités montréalaises seraient préservées, il n’existe aucune garantie à ce chapitre. « C’est leur intention, mais on ne peut pas demander de garantie, on n’est pas actionnaires. »

Du côté de la CDPQ, le porte-parole Maxime Chagnon estime que « la seule issue possible pour Element AI était de trouver un partenariat stratégique qui va lui permettre de poursuivre ses activités ». En date du 31 décembre 2019, la Caisse possédait entre 30 et 50 millions du capital de l’entreprise, ce qui ne lui permettrait pas techniquement de bloquer une transaction. « On agit dans l’intérêt de nos déposants, précise M. Chagnon. On avait accompagné Element AI de façon intensive ces dernières années. ServiceNow, c’est une plateforme beaucoup plus vaste qui va renforcer Element AI dans sa croissance, ce qui est une bonne nouvelle pour ce secteur-clé. »

« Nouveau carrefour de l’IA »

Les déboires financiers sont connus depuis plus de deux ans. Plusieurs reportages dans les médias avaient soulevé des doutes sur la gestion de l’entreprise, qui compte un demi-millier d’employés, mais n’aurait eu que des revenus de 10 millions en 2018, selon le Globe and Mail.

« Nous, on regardait ça et on se disait : ‟Ben voyons donc, il n’y a pas d’entreprise là”, dit Louis Têtu. C’est un bel exemple de fiasco annoncé depuis des années. Là, c’est le pire des scénarios : un bloc de talents au complet qui se déplace, cautionné par l’Université de Montréal, provenant d’une entreprise qui aurait pu valoir 10 milliards. ServiceNow vient de se payer une équipe pour pas cher. »

Depuis 2019, Element AI offre à ses clients différentes applications qui peuvent être combinées, à la manière de blocs Lego, surtout dans les secteurs de la cybersécurité, de l’assurance et de l’analyse d’entreprises. Conçues à partir de la quarantaine de projets auxquels a participé Element AI, notamment en Corée du Sud, ces applications utilisent l’apprentissage profond pour automatiser des tâches.

Ironiquement, le cofondateur et PDG d’Element AI, Jean-François Gagné, est intervenu à plusieurs reprises sur la place publique pour dénoncer le fait que l’arrivée de nombreuses entreprises américaines à Montréal dans le secteur de l’intelligence artificielle, notamment Google et Facebook, menait à l’exportation de la propriété intellectuelle locale.

ServiceNow a annoncé dans le communiqué que l’acquisition d’Element AI lui permettrait d’établir « un nouveau carrefour de l’IA au Canada afin d’accélérer le développement d’innovations axées sur le client destinées à la plateforme Now ». L’entreprise californienne est présente au Canada depuis une dizaine d’années, ses nouveaux bureaux à Montréal venant s’ajouter à ceux déjà installés à Toronto.

Fondée en 2004, ServiceNow a fait sa marque dans la « transformation numérique » qu’elle propose à ses clients, « notamment ses solutions de gestion des technologies de l’information, du service à la clientèle et des ressources humaines ». « Nous avons travaillé avec les plus grandes organisations au Canada depuis une décennie, ce n’est pas une nouvelle business pour nous ici, c’est un marché en haute priorité », dit Marc LeCuyer.