Si vous ne pouvez pas les battre, ne vous joignez pas à eux ; poursuivez-les.

Telle pourrait être la devise des patrons de Québecor, qui fréquentent les tribunaux avec un enthousiasme qui frise la frénésie. Ça me rappelle mes étés à La Ronde. Toujours envie de faire un autre tour de manège.

Le dernier exemple de cette passion judiciaire fiévreuse est l’affaire du Conseil de presse, contre qui Le Journal de Montréal, QMI et TVA avaient lancé une attaque massive.

Vendredi, la Cour supérieure a rejeté en bloc tous les arguments de ces médias.

Quel était l’objet du litige ?

Les hauts dirigeants du Journal de Montréal n’ont jamais beaucoup aimé ce « tribunal d’honneur » du journalisme. Le Conseil, fondé en 1973, reçoit les plaintes du public et rend des décisions où il détermine si le journaliste a commis un accroc à la déontologie.

Les médias membres – car nul n’est obligé d’y adhérer – s’engagent à financer en partie le Conseil et à publier ses décisions. Il n’y a aucune autre conséquence que de voir un blâme ou un « blâme sévère » affiché au grand jour contre un journaliste.

Ce conseil était une façon de répondre à ceux qui exigeaient un ordre professionnel, avec conseil de discipline et décisions exécutoires allant parfois de la radiation provisoire à l’expulsion de la profession. Il s’en trouve donc pour juger ce tribunal d’honneur beaucoup trop faible.

Son dernier rapport annuel fait état d’un peu moins de 200 plaintes traitées par an. Sur celles qui sont recevables, à peu près la moitié est retenue (le journaliste ou le média est blâmé), l’autre moitié est rejetée.

Depuis sa fondation, les critiques ne manquent pas dans le métier. Les lamentations des journalistes au sujet du Conseil sont aussi vieilles que lui et ne sont pas le fait que des patrons du Journal de Montréal. Chez tous les médias membres, c’est-à-dire presque tous les médias d’information y compris La Presse, on a entendu au fil des ans les mêmes critiques : manque de rigueur et de cohérence dans les décisions, apparence d’arbitraire, etc.

Mais depuis le départ, le JdeM ajoutait qu’on traitait ses journalistes plus sévèrement. Il a longtemps refusé de faire partie du Conseil.

Malgré tout, en 2002, avec TVA, il s’est joint au Conseil. Jusqu’à ce qu’en 2008 et 2010, les deux médias claquent définitivement la porte, cessent d’y contribuer et refusent de répondre aux plaintes.

Sauf que le Conseil a estimé de son devoir de continuer à traiter les plaintes du public. Rappelons que Québecor occupe près de la moitié de l’espace médiatique québécois.

Pour les médias de Québecor, c’était inacceptable : du moment qu’on ne fait plus partie du Conseil, il ne devrait plus avoir le droit d’entendre ces plaintes. Faux, répondait le Conseil : on a entendu des plaintes même contre André Arthur. Je dis « même », parce que le défunt animateur n’a jamais prétendu faire du journalisme.

Après avoir menacé de poursuivre tout ce qui bougeait ou ne bougeait pas au Conseil, les deux médias de Québecor sont passés à l’action en 2018. Bang : demande d’injonction, de dommages-intérêts (100 000 $) pour atteinte à la réputation et, pourquoi pas, dommages punitifs pour violation intentionnelle des droits fondamentaux de l’entreprise.

Il faut savoir que le Conseil ne roule pas sur l’or. Son dernier rapport annuel fait état de revenus de 578 000 $. Le Conseil est financé par le gouvernement du Québec (46 %), les entreprises de presse (43 %), la fédération des journalistes (2,5 %), des placements (8 %) et des « projets spéciaux » (0,5 %). Il n’est pas une cour de justice et ne jouit pas d’une immunité.

En soi, une poursuite agressive est une menace existentielle.

Il faut savoir aussi que le Conseil s’est réformé et mis à jour sérieusement. Ce n’est sûrement pas parfait, mais c’est bien le minimum qu’on puisse présenter comme mécanisme d’auto-régulation.

Le juge Bernard Jolin a finalement décidé vendredi que le fait de traiter ces plaintes n’est pas une atteinte à la liberté d’association : ces médias ont parfaitement le droit de ne pas y participer.

En traitant ces plaintes en fonction de principes déontologiques, le Conseil ne fait pas de la « diffamation ». Il rend une opinion. Parfois sévère. Mais basée sur des principes de déontologie journalistique. Un exercice tout à fait légitime.

Dans la mesure où c’est fait de bonne foi, ces blâmes déontologiques sont l’expression d’une opinion du Conseil – expression non moins légitime et aussi fondamentalement protégée que celles des journalistes ou chroniqueurs.

Ce n’est nullement de la censure contre les opinions des chroniqueurs, le style du journal ou ses choix idéologiques.

Observons ici l’ironie suave : des médias de Québecor réclament de protéger leur liberté fondamentale d’expression… en limitant la liberté de blâmer du Conseil de presse.

Qui veut faire taire qui ?

La liberté d’expression est pleine de cônes orange. Mais ce n’est pas un boulevard unidirectionnel.