Il n’a fallu que quelques semaines pour que les pigistes de l’écrit, surtout les plus qualifiés, perdent contrats et revenus après le lancement de ChatGPT, ont découvert des chercheurs universitaires américains. Sont-ils les canaris dans la mine, les premiers des « 300 millions d’emplois » appelés à disparaître ? Pour un expert, ce n’est pas tant l’intelligence artificielle que les « décisions d’affaires » qui sont mises en cause.

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Nombre de pigistes dont on a utilisé les données publiques entre avril 2022 et mars 2023 sur Upwork. Cette vaste plateforme offerte dans 180 pays connecte quelque 5 millions de clients et 18 millions de professionnels. « En raison de la flexibilité de ce marché de niche comparé aux emplois traditionnels, c’est un outil parfait pour explorer les effets à court terme de ChatGPT », expliquent trois chercheurs américains, Xiang Hui et Oren Reshef, de l’Université Washington à Saint Louis, et Lupofeng Zhou, de l’Université de New York, dans leur étude The Short-Term Effects of Generative Artificial Intelligence on Employment, publiée le 31 juillet dernier, mais non révisée par des pairs.

Baisses en série

Puisque ChatGPT est une intelligence artificielle (IA) générative utilisant essentiellement le langage écrit, les chercheurs se sont concentrés sur les pigistes les plus susceptibles d’être touchés par son arrivée, ceux offrant « des services liés à l’écriture » comme la création de contenus, la synthèse, l’édition, la rédaction. Ils ont constaté une chute marquée du nombre de contrats obtenus, de l’ordre de 2,6 %, cinq mois après le lancement de ChatGPT.

En matière de revenus, la baisse est encore plus spectaculaire : environ 10 % durant cette période.

Le risque de la qualité

Dans un deuxième temps, les chercheurs ont tenté une approche audacieuse : établir si la « qualité » du pigiste a amoindri la chute. « Nous avons utilisé plusieurs mesures pour déterminer cette qualité, dont leurs emplois et revenus passés, le niveau d’habileté requis pour ces emplois passés, les performances compilées et leur taux horaire », expliquent les auteurs.

Surprise : « les performances de haut niveau et le service de haute qualité n’aident pas à amoindrir les effets de l’introduction de l’IA générative ».

Par une combinaison complexe de données, on en arrive même à une conclusion plus inquiétante : « Il y a des preuves suggérant que les meilleurs employés sont disproportionnellement frappés par l’IA. »

Les chercheurs ont tenu à conclure leur étude sur une note d’espoir. « Notre rapport se concentre uniquement sur les effets [négatifs] sur les travailleurs. Évaluer toutes les implications de l’arrivée des IA génératives sur le bien-être des parties prenantes est une tâche au-delà du mandat de cette étude, mais demeure une direction prometteuse pour de futurs travaux. »

Nombreux avertissements

Les trois chercheurs américains ne sont pas les premiers à tirer la sonnette d’alarme sur les risques de l’intelligence artificielle en matière d’emploi. Leur étude a cependant le mérite de démontrer de façon empirique, et à court terme, les effets d’une IA générative comme ChatGPT.

En février 2023, se basant sur un sondage effectué auprès de 500 entreprises européennes utilisant ChatGPT, la firme Sortlist Data Hub avait conclu que 26 % des entreprises de logiciels et d’informatique prévoyaient supprimer des emplois comme résultat direct de l’arrivée de l’IA.

En mars dernier, un rapport d’économistes de Goldman Sachs avait estimé que plus de 300 millions d’emplois à temps plein dans le monde, essentiellement des cols blancs, pourraient être automatisés avec l’utilisation d’IA comme ChatGPT. Les effets seraient plus marqués dans les pays développés.

Depuis novembre 2022, nombre de médias dans le monde, notamment le Washington Post et India Today, ont publié des témoignages de professionnels créatifs qui ont eu la surprise d’être remplacés par une IA générative.

La mauvaise cible

Le thème de l’IA menaçante, Frédérick Plamondon connaît bien. Ce doctorant en relations industrielles, ex-chargé de cours à l’Université Laval, a notamment abordé des sujets chauds comme le coût environnemental de l’IA, la vie privée et la construction de mythes dans les 73 épisodes de l’émission balado IA Café, dont il est un des coauteurs.

Il note d’entrée de jeu que l’étude s’intéresse à des pigistes, et non de façon plus générale à des « cols blancs » comme certains articles le présentent.

C’est une grosse différence : les cols blancs, ce sont des professionnels qui sont généralement salariés, des gens de bureau, des cadres intermédiaires, des superviseurs, des chefs de service [...] Les pigistes, c’est un autre contexte : ce n’est pas une relation salariée, ils n’ont pas les protections sociales, ce sont des gens en situation de précarité.

Frédérick Plamondon, doctorant en relations industrielles, ex-chargé de cours à l’Université Laval

On peut effectivement s’attendre à des transformations profondes du marché de l’emploi, mais elles ne sont pas inéluctables, estime l’expert. « Est-ce que c’est la machine qui provoque ça, ou est-ce que ce ne sont pas plutôt des décisions de gestion ? Ce n’est pas l’intelligence artificielle qui fait perdre des emplois, ce sont des gestionnaires et des managers qui choisissent d’aller vers une expertise synthétique simulée parce qu’ils pensent que ça va convenir à leur clientèle. C’est surtout ça, l’enjeu. »

M. Plamondon plaide, comme l’ont fait nombre d’intervenants depuis mars dernier, pour une meilleure régulation de l’IA. Pas nécessairement pour ralentir son développement, mais pour maîtriser son impact sur nos vies. « Ce n’est pas que l’intelligence artificielle est en train de devenir dangereuse, mais ces nouvelles technologies mettent beaucoup de pouvoir entre les mains d’entreprises qui vont s’en servir pour générer plus de profits [...] Et des employeurs choisissent cette solution-là plutôt que de payer des êtres humains pour travailler et développer leurs compétences. »