Si vous tenez à la démocratie, il vous reste deux minutes pour y voir.

C’est l’avertissement terrifiant que répète souvent la courageuse journaliste d’enquête Maria Ressa, Prix Nobel de la paix, en utilisant une métaphore inspirée du temps où elle jouait au basketball.

« Si vous jouez au basket, les deux dernières minutes font foi de tout. Et nous sommes en train de perdre le match. À moins d’un changement radical, 2024 sera l’année où la démocratie tombera de la falaise », a-t-elle dit en entrevue au Guardian, à l’occasion de la publication prochaine de ses mémoires How to Stand Up to a Dictator (Comment tenir tête à un dictateur).

Maria Ressa sait précisément de quoi elle parle, elle qui vient des Philippines, un pays qu’elle considère comme le « point zéro des effets terribles que les réseaux sociaux peuvent avoir sur les institutions d’une nation, sa culture et l’esprit de sa population », comme elle l’écrit dans son livre, dont The Guardian et The Atlantic viennent de publier des extraits très percutants1, 2.

Critique de l’ancien président philippin Rodrigo Duterte, Maria Ressa, cofondatrice du média Rappler, qui risque une peine de prison pour avoir fait son travail, a vu comment ces technologies avaient le pouvoir effroyable d’infecter une société avec le « virus des mensonges » en toute impunité.

Avant 2021, année où Maria Ressa a été colauréate du prix Nobel de la paix en même temps que le rédacteur en chef russe Dmitri Mouratov, seul un autre journaliste s’était déjà vu attribuer ce prix. C’était en 1935. Il s’agissait de Carl von Ossietzky, un reporter allemand, qui n’avait pas pu recevoir son prix, car il était détenu dans un camp de concentration nazi.

Une autre époque, heureusement loin derrière nous ? Pas tant que ça… En honorant deux journalistes plus de huit décennies plus tard, le Comité Nobel norvégien soulignait que le monde se trouvait à un moment historique similaire, existentiel pour la démocratie, écrit Maria Ressa. Pour elle, nous vivons en pleine Troisième Guerre mondiale. Une guerre sur deux fronts. L’un, plus conventionnel, avec la guerre entre la Russie et l’Ukraine. L’autre, plus moderne, avec cette autre guerre menée contre chaque individu sur les plateformes des géants du web, qui ont fait exploser « une bombe atomique invisible » dans notre écosystème d’information.

La journaliste s’en prend notamment à Facebook qui n’a presque rien fait pour protéger la société civile contre l’épidémie de désinformation.

Avec un modèle d’affaires qui récompense le mensonge et dévalue les faits, les géants du web favorisent l’érosion de la démocratie. Et ça peut aller très vite, avertit-elle.

Lorsque le régime de Rodrigo Duterte a pris d’assaut Facebook à coup de fausses nouvelles et d’intimidation en ligne pour faire taire ses critiques et ses opposants aux Philippines, Maria Ressa a tenté en vain d’alerter les dirigeants de Facebook. En 2016, deux mois avant l’élection présidentielle américaine, elle leur avait même lancé un peu à la blague : « Vous aurez bientôt des élections aux États-Unis. Si vous ne faites pas attention, Trump pourrait gagner ! » Ils avaient bien ri, a-t-elle dit en entrevue avec ma collègue Isabelle Hachey3.

Depuis plusieurs années, les Philippins figurent au sommet du palmarès des citoyens qui passent le plus de temps sur l’internet et dans les réseaux sociaux. En 2017, 97 % d’entre eux utilisaient Facebook. Lorsque Maria Ressa a donné cette statistique à Mark Zuckerberg, il est demeuré silencieux pendant un moment, avant de lui lancer une boutade. « Attends, Maria… Où sont les 3 % restants ? »

À l’époque, elle avait encore ri, raconte-t-elle dans son livre.

Mais aujourd’hui, à deux minutes de la fin, elle ne rit plus. Parce qu’elle sait trop bien que le virus des mensonges qui s’est propagé aux Philippines a fait bien des ravages ailleurs sur la planète. Elle sait trop bien que l’absence d’État de droit dans le monde virtuel a des conséquences gravissimes dans le monde réel. Elle sait trop bien que l’impunité en ligne conduit à l’impunité hors ligne.

« Ce dont j’ai été témoin et que j’ai documenté au cours de la dernière décennie, c’est le pouvoir divin de la technologie d’infecter chacun d’entre nous avec un virus des mensonges, nous dressant les uns contre les autres, allumant, voire créant, nos peurs, notre colère et notre haine, et accélérant la montée des autoritaires et des dictateurs dans le monde. »

Dit comme ça, cela paraît effrayant et décourageant. Mais le message de Maria Ressa n’est pas défaitiste pour autant. C’est plutôt un appel à agir de façon urgente pour défendre la démocratie.

Sa solution à long terme ? L’éducation.

À moyen terme ? Des lois et des politiques pour mettre au pas les géants du web et créer « une vision de l’internet qui nous lie au lieu de nous déchirer ».

À court terme ? Travailler ensemble pour que la société civile et les faits soient au cœur de notre écosystème d’information.

Car tant qu’il reste deux minutes au match…

1. Lisez un extrait de How to Stand Up to a Dictator sur le site du Guardian (en anglais) 2. Lisez un autre extrait de How to Stand Up to a Dictator sur le site du The Atlantic (en anglais) 3. Lisez le reportage d’Isabelle Hachey