Ottawa a tranché. Deux jours après la publication d’un rapport du GIEC qui prône une réduction substantielle des émissions de gaz à effet de serre dès 2025, le gouvernement fédéral a finalement donné le feu vert au projet pétrolier Bay du Nord, au large de Terre-Neuve. Une décision vivement critiquée par les partis de l’opposition et les groupes environnementaux.

C’est le ministre fédéral de l’Environnement et du Changement climatique, Steven Guilbeault, qui a confirmé la nouvelle mercredi en fin de journée. « Le projet d’exploitation de Bay du Nord peut aller de l’avant, sous réserve de certaines des conditions environnementales les plus strictes jamais imposées, [dont] l’exigence historique pour un projet pétrolier et gazier d’atteindre la carboneutralité d’ici 2050 », a-t-il déclaré.

Selon Ottawa, le pétrole extrait au large de Terre-Neuve sera également 10 fois moins polluant que celui tiré des sables bitumineux.

Un argument qui ne convainc pas du tout Caroline Brouillette, directrice des politiques climatiques au Réseau Action-Climat. Elle signale que 85 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) surviennent au moment où le pétrole est brûlé.

Comme le pétrole [du projet Bay du Nord] est voué à l’exportation, ça ne sera pas pris en compte dans les émissions canadiennes. Mais il n’y a qu’une atmosphère où vont ces GES, et elle n’a que faire des frontières.

Caroline Brouillette, directrice des politiques climatiques au Réseau Action-Climat

Rappelons que le projet Bay du Nord prévoit l’extraction d’au moins 300 millions de barils de pétrole à 500 km de la côte de Terre-Neuve à compter de 2028. La durée de vie du projet de la société norvégienne Equinor serait de 30 ans.

Le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador pourrait aussi recevoir jusqu’à 3,5 milliards de dollars en redevances. Selon Pierre-Olivier Pineau, titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie à HEC Montréal, plusieurs tensions ont d’ailleurs mené le gouvernement fédéral à accepter le projet. « L’économie de Terre-Neuve[-et-Labrador] est aussi très mal en point, donc c’est très difficile de dire non à un tel projet », dit-il.

Guilbeault se défend

En entrevue avec La Presse, le ministre Steven Guilbeault a justifié sa décision en précisant que même le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) prévoyait qu’il y aurait encore une production pétrolière à l’avenir.

Oui, la production doit diminuer, mais il va rester [une production quotidienne] de 36 millions de barils de pétrole en 2030. Le Canada va pouvoir répondre à la demande de la façon la plus responsable possible.

Steven Guilbeault, ministre fédéral de l’Environnement, en entrevue avec La Presse

Steven Guilbeault n’a pas caché cependant que cette décision « avait probablement été la plus difficile » qu’il ait eu à prendre à ce jour. « Je peux certainement comprendre la déception de beaucoup de gens. » Selon lui, il avait les mains liées par la recommandation de l’Agence d’évaluation d’impact du Canada d’approuver le projet. « Si l’avis avait été défavorable, la conversation aurait été complètement différente », précise-t-il.

Selon Pierre-Olivier Pineau, il est évident que les politiques gouvernementales ne permettent pas de faire descendre la consommation de pétrole. « Si on n’en a pas, c’est aussi parce qu’il n’y a pas une très grande acceptabilité sociale sur des politiques gouvernementales qui permettraient de sortir de notre dépendance au pétrole », explique-t-il.

L’Agence internationale de l’énergie (AIE) recommande pourtant aux nations du monde de ne plus approuver de nouveaux projets pétroliers et gaziers afin de limiter le réchauffement planétaire et d’atteindre les objectifs de carboneutralité d’ici 2050.

« Une folie morale et économique »

« Investir dans de nouvelles infrastructures de combustibles fossiles est une folie morale et économique », avait aussi affirmé lundi le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, alors qu’il commentait le plus récent rapport du GIEC.

PHOTO ROBERT BUMSTED, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

António Guterres, secrétaire général des Nations unies

« Ce n’est pas une bonne idée, sur les plans écologique et moral, mais la décision est entièrement politique », dit Gabriela Sabau, professeure d’environnement et de développement durable à l’Université Memorial à Terre-Neuve-et-Labrador. « Bien sûr, cela va à l’encontre des conclusions du GIEC et rend plus difficile la réalisation des promesses de l’accord de Paris. » De plus en plus de politiciens insistent sur le fait que la transition énergétique ne se fera pas du jour au lendemain et que les investissements pour le développement des infrastructures d’énergie renouvelable seront soutenus financièrement par les revenus du pétrole et du gaz, indique Mme Sabau. « Je crois qu’ils ont raison », laisse-t-elle tomber.

Plusieurs groupes environnementaux ont critiqué très sévèrement la décision d’Ottawa. « Ce n’est qu’un projet qui va ajouter de l’huile sur le feu de la crise climatique », s’est exclamé Patrick Bonin, responsable de la campagne Climat-Énergie de Greenpeace Canada.

« Produire du pétrole qu’on dit vert ou propre, c’est une vue de l’esprit : ça n’existe tout simplement pas. Du pétrole, c’est du pétrole : il y aura des impacts, peu importe la manière dont il est produit et peu importe la manière dont il est brûlé », a réagi Émile Boisseau-Bouvier, analyste des politiques climatiques chez Équiterre.

L’annonce a aussi été vivement dénoncée par le Bloc québécois et le NPD à Ottawa. « En décidant d’aller de l’avant avec le projet Bay du Nord, le Canada confirme sa position de cancre dans la lutte face aux changements climatiques », a critiqué Monique Pauzé, porte-parole du Bloc en matière d’environnement. Par voie de communiqué, le NPD accuse les libéraux de « continuer de distribuer des milliards de dollars aux compagnies pétrolières et gazières. Cela montre exactement ce qui ne va pas avec ce gouvernement. Ils écoutent leurs copains du secteur pétrolier et gazier au lieu d’écouter les spécialistes du climat – et ce sont les Canadiennes et Canadiens, et nos communautés qui en paieront le prix ».

L’Association des industries pétrolières et gazières de Terre-Neuve-et-Labrador, Energy NL, s’est réjouie de son côté de l’approbation du projet. « Bay du Nord est un développement énergétique générationnel qui apportera des avantages économiques importants tout en étant le projet pétrolier ayant la plus faible intensité de carbone au Canada », a indiqué son président James Parmiter, dans un communiqué.

Guilbeault devant le comité des ressources naturelles

Le ministre Steven Guilbeault a témoigné mercredi devant le comité des Communes sur les ressources naturelles en compagnie du ministre des Ressources naturelles, Jonathan Wilkinson. La rencontre portait sur le plan fédéral de plafonnement des émissions de gaz à effet de serre du secteur pétrolier au Canada. Même si la décision concernant Bay du Nord n’avait pas encore été rendue publique, le ministre a dû répondre à plusieurs questions des élus sur le projet. Il a par ailleurs indiqué qu’il aurait « d’excellentes nouvelles » à annoncer prochainement au sujet du bilan canadien des émissions de GES.

En savoir plus
  • 954 millions de tonnes
    Total des émissions de gaz à effet de serre provenant des combustibles fossiles exportés par le Canada en 2019. Cette année-là, les émissions de GES au pays ont totalisé 730 millions de tonnes, soit 224 millions de tonnes de moins.
    SOURCE : ÉCOJUSTICE
    8 kg
    Selon les estimations du promoteur du projet Bay du Nord, 8 kg de CO2 seront émis par baril de pétrole produit. La production d’un baril de pétrole issu des sables bitumineux équivaut à 80 kg de CO2.
    SOURCE : ENVIRONNEMENT CANADA