Les commerçants du centre-ville de Montréal sont plus désespérés que jamais de recruter des travailleurs. Avec en poche un CV minimaliste au possible, et en affirmant ne pas parler anglais, notre journaliste a été en mesure de décrocher pas moins de 16 emplois en quelques heures de recherche à peine. Se faire embaucher en ne parlant pas français s’est révélé autrement ardu.

« C’est aussi facile que ça, se trouver un emploi »

PHOTO SARKA VANCUROVA, LA PRESSE

Sur les 30 candidatures déposées dans des commerces du centre-ville en un après-midi, notre journaliste a reçu 16 offres d’emploi.

Au moment où le centre-ville de Montréal reprend vie, les commerçants peinent à répondre à la demande, faute de travailleurs. Une opération de distribution de CV menée par La Presse l’a rapidement confirmé. En un après-midi, notre journaliste y a décroché 16 offres d’emploi.

Le 20 juin dernier, nous avons parcouru la rue Sainte-Catherine, de la station Guy-Concordia à la Place des Arts, avec en main 30 CV des plus modestes. La représentante de La Presse s’est présentée sous l’identité de « Juliette », cégépienne n’ayant aucune maîtrise de l’anglais. Une formation de gardiens avertis et une expérience professionnelle comme monitrice de camp de jour étaient les principaux faits saillants de sa candidature.

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Les commerces à la recherche d’employés sont légion au centre-ville.

Les CV ont été remis en personne dans 13 boutiques de vêtements et chaussures, 10 restaurants et cafés, 3 crèmeries, 3 pharmacies et 1 cinéma.

La réalité est saisissante : la pénurie de main-d’œuvre frappe les commerçants du centre-ville de Montréal de plein fouet. Après seulement trois heures de recherche et quelques entrevues d’embauche immédiates, nous avions décroché neuf offres d’emploi. Sept autres se sont ajoutées dans la semaine ayant suivi ces visites.

Plus de la moitié des candidatures remises rue Sainte-Catherine ont donc été retenues par les employeurs malgré les maigres compétences mentionnées dans notre CV. Certains commerçants étaient également prêts à nous faire signer un contrat de travail sur-le-champ, par peur qu’une embauche potentielle leur glisse entre les mains.

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Après une courte entrevue, notre journaliste s’est vu offrir un poste aux Trois Brasseurs, malgré son inexpérience dans la restauration.

Des restaurateurs ont aussitôt ajouté la représentante de La Presse à l’horaire de la semaine suivante pour pourvoir des postes vacants, et ce, même sans expérience. « C’est aussi facile que ça, se trouver un emploi », s’est exclamé le gérant des Trois Brasseurs, angle Crescent, après nous avoir accordé une entrevue d’embauche sur le coin du bar.

Bien que le centre-ville de Montréal soit reconnu pour son bilinguisme, la majorité des employeurs ont considéré notre candidature sans hésitation. « Si tu apprends l’essentiel de l’anglais rapidement, il n’y a pas de problème », nous a confié le gérant d’une boutique de chaussures.

Au moment où s’amorcent les vacances d’été, bon nombre de vitrines de la rue Sainte-Catherine affichent toujours « Nous embauchons ». Parmi les 30 commerces visités, seulement une boutique confirmait avoir une équipe complète. Nous sommes loin du CV qui se retrouve dans le fond du tiroir. C’est plutôt devenu une denrée rare pour de nombreux commerçants.

Le pouvoir aux employés

Une fois notre démarche dévoilée à certains commerçants, ceux-ci nous ont confié à quel point leur réalité est « difficile » alors que les candidats ont l’embarras du choix.

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À la boutique Jack & Jones du centre-ville de Montréal, on est prêt à faire plusieurs compromis pour attirer de nouveaux employés.

La pénurie de main-d’œuvre donne le pouvoir aux employés de négocier leurs heures de travail. Certains n’hésitent pas à demander de travailler seulement les jours de semaine pour avoir leurs soirs et leurs fins de semaine. « S’ils veulent un congé, nous n’avons pas le choix de leur accorder, comme nous avons besoin d’eux », révèle Danny Girard, gérant de la boutique de vêtements Jack & Jones au centre-ville de Montréal.

Chez Chocolats Favoris, on demandait un spécimen de chèque dès que possible. La banque de CV est pratiquement vide, nous a confirmé Josée Fortin, gérante du Chocolats Favoris du Quartier des spectacles. Habituellement, elle en détient une quarantaine.

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Manquant d’employés, le Chocolats Favoris du Quartier des spectacles peine à répondre à la demande en cette saison des festivals.

Ce n’est plus nous, ce sont [les employés] qui choisissent maintenant. On dirait que les rôles se sont inversés.

Josée Fortin, de Chocolats Favoris

Lors de notre visite, le commerce venait tout juste de « survivre » aux Francos de Montréal. Josée Fortin prévoyait devancer ses heures de fermeture à l’approche du Festival international de jazz de Montréal en raison du manque de main-d’œuvre, quitte à se priver de milliers de dollars de revenus. Elle-même prévoyait faire des heures supplémentaires pour pourvoir les postes vacants.

La réalité est tout aussi difficile dans la restauration malgré une clientèle qui est au rendez-vous après deux ans d’incertitudes. « Juliette » s’est fait embaucher comme hôtesse dans les trois restaurants où elle avait déposé sa candidature. Bien que les commerçants du centre-ville de Montréal se réjouissent de l’abolition des mesures sanitaires et de la reprise des festivals d’été, le retour à la normale intensifie l’impact de la pénurie de main-d’œuvre.

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Les restaurateurs s’arrachent littéralement les employés compétents, souligne Klaudia Roy, copropriétaire de deux pizzérias No.900.

À l’heure actuelle, ils s’arrachent les employés pour compléter leur équipe et assurer un service de qualité. « C’est tellement difficile de trouver des employés compétents et formés que les restaurateurs viennent chercher tes propres employés dans ta maison », soulève Klaudia Roy, copropriétaire des pizzérias No.900 du Quartier des spectacles et de Verdun. Auparavant, les employeurs évitaient d’agir ainsi par respect, mais la pénurie de main-d’œuvre les force à prendre les grands moyens, ajoute-t-elle.

Comment expliquer la pénurie ?

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Courtisée par tous les secteurs d’activités, la main-d’œuvre a l’embarras du choix, ce qui n’avantage pas le secteur du commerce de détail.

Ça ne date pas d’hier : pratiquement tous les secteurs économiques souffrent d’une pénurie de main-d’œuvre. Mais comment expliquer celle qui touche spécifiquement le commerce de détail, à plus forte raison au centre-ville de Montréal ? Des experts se prononcent.

Des travailleurs se réorientent

Les successions de fermetures durant la pandémie ont généré énormément d’incertitudes dans le secteur des ventes et des services. De nombreux travailleurs se sont alors redirigés vers d’autres types d’emplois, en quête de stabilité, explique Noémie Ferland-Dorval, directrice des communications et des affaires publiques pour l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés. Quant aux jeunes, ils se sont orientés vers des emplois de bureau avec des horaires de semaine et plus réguliers, ajoute-t-elle. Comme tous les secteurs recrutent profusément, « la main-d’œuvre a un choix important ».

Le « trop-plein » manquant

Le secteur des ventes et des services avait l’habitude de pourvoir ses postes vacants par le « trop-plein » d’emplois dans les secteurs spécialisés, souligne Michel Leblanc, président de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain. À l’heure actuelle, comme la pénurie de main-d’œuvre permet aux étudiants de travailler dans leur domaine d’études spécifique, les employeurs dans les secteurs de services se retrouvent avec un bassin de candidatures moins grand, souligne-t-il. Le tiers des postes vacants au Québec relevait du domaine des ventes et des services lors du quatrième trimestre de 2021, rapporte l’Institut de la statistique du Québec. À la grandeur du pays, le commerce de détail observait une hausse des postes vacants de 12,8 % au premier trimestre de 2022 par rapport au trimestre précédent, selon Statistique Canada.

Une surenchère salariale

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Chez Simons, le salaire d’entrée a récemment augmenté à 18 $ de l’heure.

Bien que le centre-ville de Montréal offre une multitude d’attraits, le simple intérêt d’y travailler ne suffira pas aux employés, affirme Michel Leblanc. Les commerçants devront augmenter les salaires de leurs employés pour assurer la rétention de la main-d’œuvre, explique-t-il. « Il va y avoir inévitablement un effet d’inflation salariale au centre-ville. » On parle d’une « guerre de talents », alors que les commerçants s’efforcent d’attirer de la main-d’œuvre au centre-ville, ajoute Noémie Ferland-Dorval. La rareté de la main-d’œuvre force les commerçants à hausser les salaires. Chez Simons, le salaire d’entrée a récemment augmenté à 18 $ de l’heure. Cette concurrence salariale génère énormément de pression sur les petits commerçants du centre-ville qui n’ont pas cette capacité financière, souligne-t-elle.

Les hôtels absorbent la main-d’œuvre

L’hôtellerie s’est lancée dans un recrutement massif d’employés après avoir souffert d’une baisse importante de sa clientèle pendant la pandémie. Le secteur s’approprie à l’heure actuelle énormément de main-d’œuvre du secteur des ventes et des services, explique Michel Leblanc. Les hôteliers offrent des salaires compétitifs et des conditions de travail plus attrayantes pour les employés, une option parfois impossible pour les commerçants du centre-ville, ajoute-t-il. Le salaire d’entrée d’une préposée aux chambres peut s’élever jusqu’à 20 $ de l’heure, confirme Jean-Sébastien Boudreault, président de l’Association des hôtels du Grand Montréal.

L’automatisation des services

Le marché de l’emploi retrouvera son équilibre seulement dans une dizaine d’années, estime Jean-Luc Geha, professeur et directeur de l’Institut de vente à HEC Montréal. Selon lui, l’automatisation apparaît comme la solution essentielle pour remédier à la pénurie dans le secteur des ventes et des services. Certaines technologies permettent de réduire le nombre de travailleurs tout en conservant les services à la population, affirme Jean-Luc Geha, citant les guichets automatiques comme meilleur exemple. La pandémie a prouvé l’efficacité de l’automatisation des services, notamment avec les codes QR et les applications de paiement direct, ajoute-t-il. « Je ne serais pas surpris que dans 10 ans, on se serve soi-même dans les magasins », conclut le spécialiste.

Embauché sans parler français

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Le restaurant Foodchain de l’avenue McGill College est l’un des deux employeurs qui ont offert un travail à notre journaliste qui affirmait être unilingue anglophone.

Trente-trois CV soumis, deux emplois obtenus. Nous avons mené la même expérience que notre collègue, cette fois en tant qu’unilingue anglophone cherchant du travail au centre-ville de Montréal. La tâche s’est révélée ardue, mais pas impossible.

Avec une fausse identité, nous avons déposé un curriculum vitæ assez modeste dans 33 commerces de tous les genres : restaurants, magasins de vêtements, cafés, kiosques de téléphonie mobile, arcade, boutiques de souvenirs.

Nous avons présenté nos candidatures en prétendant ne parler qu’anglais. Sur notre CV, seulement deux expériences professionnelles : moniteur de camp de jour, puis employé de cuisine en restauration.

Pendant nos entretiens avec les employeurs, nous avons clairement avoué ne pas être à l’aise avec le fait de servir des clients en français.

Au Québec, le droit de travailler et d’être servi en français existe depuis la mise en place de la loi 101, en 1977. Aujourd’hui, la loi 96 stipule explicitement que « l’entreprise qui offre au consommateur des biens ou des services doit respecter son droit d’être informé et servi en français ».

Certaines des réponses que nous avons entendues laissaient croire qu’il existait tout de même des ouvertures.

« Ne t’inquiète pas, moi, je parle juste anglais. » « Plusieurs personnes parlent seulement anglais ici, c’est correct. » « Ce n’est pas un problème, mon ami. » « Ici, tu peux travailler dans l’entrepôt. Si tu postules dans l’Ouest-de-l’Île, tu pourras être vendeur en anglais avec facilité. »

Deux emplois

À 20 reprises sur 33, la personne abordée a accepté le CV, rédigé uniquement en anglais. Six commerces ont refusé notre CV parce que nous ne parlions pas français, cinq employeurs disaient ne pas embaucher à l’heure actuelle, et deux autres nous ont redirigés vers un formulaire écrit ou sur le web.

En définitive, nous avons décroché deux emplois.

Le premier employeur qui nous a rappelés, le restaurant Cultures, n’avait même pas reçu notre CV : c’était le voisin d’un autre restaurant que nous avons contacté, dans l’aire de restauration du Complexe Desjardins.

Le franchisé, désespérément en manque de personnel pour pourvoir une case horaire peu attirante, a été direct : « Pas d’entrevue, tu viens me voir et je commence à te former pour mon quart d’ouverture. De 3 h du matin à 11 h. »

Pourtant, dès les premiers instants de la conversation, nous avions évoqué la barrière de la langue. « Tu n’auras qu’à apprendre quelques mots, nous a assuré le franchisé. Bonjour, merci, au revoir, numéro un. Ce n’est pas compliqué. »

Nous l’avons rappelé le lendemain, dévoilant notre jeu. « C’est une case horaire spéciale, je ne m’attends pas à trouver quelqu’un, s’est-il défendu. C’est pour ça que je dois travailler seul. »

Quelques heures plus tard, un deuxième employeur nous contactait, par texto, pour nous proposer un emploi. Il s’agissait du restaurant santé Foodchain, avenue McGill College, en bordure de la rue Sainte-Catherine Ouest.

« Tu aurais travaillé dans la cuisine », sans parler aux clients, a assuré le gérant lorsque nous l’avons rappelé pour lui expliquer notre démarche.

Réticence palpable

Parmi les 20 lieux de travail qui ont accepté de conserver le CV que nous avons soumis, plusieurs l’ont fait avec réticence, certains par politesse.

Souvent, la première question que nous posaient les employeurs, c’était si nous parlions français. Lors de l’après-midi, nous avons reçu plusieurs commentaires sur la nécessité de maîtriser cette langue pour bien servir le public.

« Ici, la moitié des clients te parleront en français. Tu dois les comprendre », a dit l’un des employés du Jack & Jones, rue Sainte-Catherine Ouest, avant de refuser le CV. « Tu ne parles pas français ? Ce sera un problème pour nous », a expliqué le commis du Game Stop, au Centre Eaton.

Le gérant du magasin Lids, qui vend des vêtements et des casquettes de sport, était même prêt à nous accorder une entrevue sur-le-champ. Lorsque nous lui avons fait mention de notre unilinguisme, il s’est immédiatement désisté.

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