L’un des hommes les plus influents de notre télévision s’inquiète pour son avenir, et plus largement, pour notre culture. En entrevue, l’actuel vice-président aux contenus originaux de Québecor, Denis Dubois, brosse un portrait critique du milieu qu’il quittera dans près d’un mois, après 30 ans de loyaux services. « Je suis inquiet pour plusieurs choses. J’ai envie de réveiller le monde. »

Après notre entretien, Denis Dubois a fait part de ses préoccupations, jeudi, au congrès de l’Association québécoise des productions médiatiques (AQPM) à Saint-Sauveur. L’homme de télévision avait envie d’avoir une « conversation honnête » sur l’état des lieux. Une prise de parole qu’il qualifie de « libre », étant donné son départ annoncé.

Pour Denis Dubois, le rythme effréné auquel le Québec produit des contenus depuis quelque temps est insoutenable. En 2022 seulement, les sommes investies ont dépassé les 900 millions, selon l’AQPM. Ce montant impressionne, mais eu égard à l’accroissement du nombre d’émissions, les budgets continuent de fléchir. En fiction, on parle d’une baisse marquée de 34 % en 10 ans, toujours d’après l’AQPM.

Le volume de productions au Québec est beaucoup trop important. C’est une surenchère. Il y a plein d’émissions qui passent malheureusement inaperçues. Produisons moins, mais produisons mieux.

Denis Dubois

« On l’observe aux États-Unis : les grandes plateformes ont commencé à abolir des postes. On l’a vécu récemment à Québecor », rappelle Denis Dubois. L’entreprise a annoncé en février qu’elle supprimait 240 emplois.

« La réalité nous rattrape. Le [secteur] privé va l’avoir très dur… »

Retirer la publicité sur ICI Télé

Denis Dubois a porté plusieurs chapeaux depuis ses débuts en télévision, en 1992, chez Astral (Canal Famille, Vrak). Son parcours comprend également cinq années comme vice-président aux chaînes spécialisées du Groupe TVA (addikTV, Prise 2, CASA), cinq années comme directeur des programmes de Télé-Québec, et trois années comme responsable des émissions originales de l’ensemble des plateformes de Québecor, dont TVA et Club illico. Il sourit en repensant aux premières années, mais lorsqu’il parle du présent, son regard s’assombrit.

« Faire des séries de fiction, ce n’est pas rentable. Faire des grands plateaux de variétés non plus. Les diffuseurs perdent de l’argent. Une façon d’en faire, c’est d’offrir des quiz, des films, des séries américaines. Ce n’est pas quelque chose qu’on souhaite, le retour des séries américaines doublées en français en prime time [heure de grande écoute]. »

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Denis Dubois évolue dans le monde de la télévision québécoise depuis une trentaine d’années.

Pour rééquilibrer l’écosystème télévisuel et assurer la survie des chaînes privées comme TVA et Noovo, Denis Dubois évoque une mesure qui revient de manière cyclique dans l’espace médiatique : Radio-Canada et Télé-Québec devraient abandonner la publicité. Et pour compenser la perte des revenus publicitaires, Québec et Ottawa devraient hausser leur soutien financier.

Si Québec et Ottawa veulent défendre notre culture, notre star-système, notre unicité, notre singularité, il faut qu’ils soutiennent les diffuseurs publics, pour qu’ils deviennent des laboratoires, pour qu’ils donnent des chances aux jeunes auteurs, aux jeunes boîtes de production.

Denis Dubois

« La prise de risque incombe aux diffuseurs publics, ajoute-t-il. Le privé ne sera jamais en mesure de jouer ce rôle, parce qu’il a besoin de rentabilité. Quand ton budget dépend des publicités, ça teinte tes décisions en matière de programmation, à cause des parts de marché qu’il faut surveiller. »

Selon Denis Dubois, Radio-Canada devrait laisser tomber les séries annuelles (téléromans), moins chères à produire. La société d’État devrait laisser ce créneau aux chaînes privées et concentrer ses énergies – et surtout ses dollars – dans les séries saisonnières (entre 6 et 10 épisodes) « un peu plus nichées » et « innovantes », pour qu’elles fassent évoluer notre télévision. Il croit d’ailleurs que Désobéir : le choix de Chantale Daigle, actuellement offerte sur Crave, aurait dû atterrir à Radio-Canada, tout comme La nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé de Xavier Dolan, qu’on retrouve sur Club illico.

PHOTO FOURNIE PAR CRAVE

Désobéir : le choix de Chantale Daigle

Parmi les émissions d’ICI Télé qu’il estime « faites pour TVA », il mentionne Les petits tannants avec Pierre Hébert, qui affrontait Le monde à l’envers de Stéphan Bureau cet hiver, un rendez-vous télévisuel qu’il juge davantage radio-canadien. « Véronique Cloutier a l’ADN de TVA. C’est à TVA qu’elle devrait être », ajoute-t-il.

« Un diffuseur public ne devrait jamais faire compétition au privé. Il devrait agir en soutien. »

Un Netflix québécois

De manière générale, les préoccupations de Denis Dubois rejoignent celles exprimées par plusieurs participants et intervenants au congrès de l’AQPM : pénurie de main-d’œuvre qualifiée, hausse des coûts de production, concurrence américaine et, surtout, désertion du public jeunesse…

Je suis inquiet pour notre culture. On est en train de perdre des générations de téléspectateurs. C’est épeurant.

Denis Dubois

« Pas qu’on vive sur du temps emprunté, mais c’est quelque chose qui ne peut plus durer, nuance-t-il. On risque de perdre une culture qui nous est propre, un ton, un humour… Il faut réagir. Le gouvernement doit réagir. »

Pour rejoindre les jeunes Québécois et éviter que notre télévision se noie dans l’abondance de contenus étrangers en provenance des géants américains comme Netflix, Disney+ et Prime Video, Denis Dubois suggère la création d’une plateforme de diffusion en continu indépendante, qui rassemblerait toutes les séries et émissions francophones au même endroit, au lieu qu’elles soient éparpillées entre différents services comme Club illico, ICI Tou.tv et Crave.

Pour inciter les diffuseurs québécois à alimenter cette plateforme commune, Denis Dubois leur donnerait du financement additionnel en contrepartie. Il établirait également un système de redevances proportionnelles aux performances des séries partagées. Il offrirait cette plateforme gratuitement aux étudiants de 25 ans et moins, pour capter leur attention et pour s’assurer qu’ils connaissent leur télévision locale.

Il s’efforcerait également d’offrir une expérience conviviale aux usagers. « On a beaucoup à apprendre de Netflix. S’abonner à Club illico et Crave, c’est encore un parcours du combattant. Ça devrait être simple. »

Denis Dubois avance d’autres idées. Pour promouvoir notre télévision auprès d’un vaste public, il conseille la création d’un festival entièrement consacré aux émissions québécoises, qui se déroulerait au cœur du Quartier des spectacles à Montréal, comme les Francos et compagnie.

« On ferme les rues, on diffuse en primeur les premiers épisodes de nouvelles séries en extérieur, les gens rencontrent les comédiens… Il y a des salons du livre, des salons de l’habitation… Pourquoi on n’aurait pas quelque chose de semblable pour notre télé ? »

« Notre problème, c’est qu’on n’est pas assez solidaires. Il faut essayer de casser ça. On n’a pas le choix. Il faut travailler ensemble. Il faut réagir maintenant. »

Denis Dubois ignore si son souhait sera exaucé. Puisqu’il prend sa retraite du milieu et qu’il compte démarrer « un projet entrepreneurial personnel », il sera bien loin de l’action si jamais ses recommandations entraînent le moindre changement. Chose certaine, d’après les réactions observées jeudi au congrès de l’AQPM au manoir Saint-Sauveur, son discours a trouvé un écho chez des professionnels du milieu venus l’écouter.

« Il y a des solutions. Il faut les essayer. »