La Cour suprême américaine cherche à déterminer si des réseaux sociaux peuvent légitimement être poursuivis en lien avec des attentats perpétrés par des organisations terroristes qui ont utilisé leur plateforme pour diffuser de la propagande et faire du recrutement.

La réponse du plus haut tribunal des États-Unis, qui est attendue en juin, pourrait avoir un impact important sur les pratiques de modération de contenu des géants de la Silicon Valley.

Pierre Trudel, un spécialiste du droit des technologies de l’information rattaché à l’Université de Montréal, note que les entreprises du secteur aux États-Unis disposent d’un « régime de faveur » juridique qui les empêche d’être poursuivies pour le contenu mis en ligne par leurs utilisateurs.

Ce régime, qui permet par ailleurs aux firmes de retirer du contenu sans crainte d’être poursuivies, se voit aujourd’hui contesté par de nombreux intervenants aux orientations idéologiques diverses qui veulent mieux baliser leurs actions.

La question de l’étendue de la protection juridique accordée aux réseaux sociaux, en vertu de l’article 230 du Communications Decency Act, figure au cœur de l’une des procédures considérées cette semaine par la Cour suprême américaine pour statuer sur leur responsabilité potentielle en matière de terrorisme.

Mardi, les juges ont entendu une cause lancée par la famille d’une étudiante américaine tuée en 2015 à Paris lors d’attaques revendiquées par le groupe armé État islamique (EI).

Les plaignants affirment que Google, à travers sa filiale YouTube, a joué indirectement un rôle dans le drame en recommandant régulièrement à travers son algorithme des vidéos de propagande de l’organisation terroriste et doit par conséquent leur verser une indemnisation.

Les avocats de la famille ont cherché à faire valoir que ce traitement algorithmique représentait une intervention directe et subjective de la part de YouTube dans le contenu, plutôt que de la part d’utilisateurs, et ne devrait pas être couvert par l’immunité juridique prévue dans l’article 230.

Des juges sceptiques

Plusieurs magistrats ont semblé sceptiques face à l’argument lors des audiences publiques, arguant que tout effort visant à organiser les informations disponibles sur l’internet, notamment par un moteur de recherche, pourrait déboucher sur des poursuites.

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Les avocats Keith Altman, Eric Schnapper et Robert Tolchin, en conférence de presse devant la Cour suprême, mercredi. Ils défendent la famille d’un homme tué lors d’un attentat survenu à Istanbul en 2017 et revendiqué par l’EI.

Une autre cause similaire considérée par la Cour suprême, mercredi, a été introduite par la famille d’un homme tué lors d’un attentat survenu à Istanbul en 2017, qui a aussi été revendiqué par l’EI.

Les plaignants affirment que Twitter a facilité, sans le vouloir, l’attaque en omettant de filtrer correctement la propagande diffusée sur sa plateforme par l’organisation terroriste.

L’entreprise aurait ainsi contrevenu aux dispositions d’une loi de 2016 permettant aux victimes américaines d’actes de terrorisme international d’engager des poursuites civiles devant les tribunaux du pays, y compris contre des intervenants secondaires.

L’avocat de Twitter, Seth Waxman, a fait valoir devant la Cour suprême qu’il était impossible de prétendre que le réseau social avait offert une « aide substantielle » en toute connaissance de cause à l’EI, soit le seuil requis pour ouvrir la porte à des poursuites.

La juge Amy Coney Barrett a déclaré qu’une décision du tribunal confirmant cette analyse pourrait clore le débat quant à la responsabilité des réseaux sociaux et permettre au tribunal de ne pas avoir à statuer sur la portée de l’article 230 dans la cause entendue mardi.

Eric Goldman, professeur de la Santa Clara University spécialisé dans le droit des technologies de l’information, note que les questions posées par les juges relativement à l’interprétation de l’article en question suggèrent qu’ils sont sceptiques quant à la nécessité de restreindre sa portée.

Il craint tout de même que la Cour suprême ne change le statu quo à ce sujet, ouvrant la porte à de nouvelles attaques juridiques susceptibles de pousser les exploitants de réseaux sociaux à censurer plus activement le contenu en ligne.

« Les entreprises pourraient décider que c’est plus simple de se conformer aux demandes qui leur sont faites que de se lancer dans de longues batailles devant les tribunaux », relève M. Goldman, qui s’inquiète de l’impact d’un tel scénario sur la liberté d’expression aux États-Unis.

Un lien ténu

Pierre Trudel pense qu’il serait surprenant que le plus haut tribunal des États-Unis restreigne de façon marquée la portée de l’immunité juridique prévue par l’article 230.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Le juriste et professeur de droit à l’Université de Montréal, Pierre Trudel

Les plaignants, dit-il, auraient plus de chance avec leur requête en Europe, où les lois en vigueur imposent des responsabilités accrues aux réseaux sociaux.

« S’ils sont avisés de la présence d’un contenu illicite sur leur plateforme et qu’ils ne l’enlèvent pas, ils peuvent être poursuivis. Aux États-Unis, ce n’est pas le cas », relève l’expert.

Même s’ils obtiennent l’autorisation de poursuivre leur poursuite contre les réseaux sociaux, les plaignants entendus par la Cour suprême américaine auront fort à faire pour démontrer ensuite l’existence d’un lien entre la diffusion de propagande en ligne et la mort d’une victime.

« C’est plutôt ténu comme lien », souligne M. Trudel, qui s’inquiète, quoi qu’il en soit, de l’impact des informations trompeuses circulant sur les réseaux sociaux.

« Ceux qui en paient le prix sont ceux qui subissent les conséquences des comportements déviants survenant sur l’internet », conclut-il.