(Washington) Dans une volte-face historique, la très conservatrice Cour suprême des États-Unis a enterré vendredi le droit à l’avortement et une poignée d’États en ont profité pour bannir immédiatement les interruptions de grossesse sur leur sol.

Ce que vous devez savoir

  • La Cour suprême des États-Unis a jugé qu’il n’y avait pas de droit constitutionnel à l’avortement.
  • Avec la décision Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, le tribunal à majorité conservatrice a annulé l’arrêt Roe v. Wade, une affaire historique de 1973 qui garantissait le droit des Américaines à avorter.
  • « La Constitution ne fait aucune référence à l’avortement et aucun de ses articles ne protège implicitement ce droit », écrit le juge de la Cour suprême Samuel Alito. « Il est temps de rendre la question de l’avortement aux représentants élus du peuple » dans les parlements locaux.
  • À la suite de ce renversement, les États seront donc à nouveau autorisés à interdire ou à restreindre sévèrement l’avortement. Au total, 26 États devraient interdire la pratique.

Le président Joe Biden a dénoncé une « erreur tragique » qui « met la santé et la vie de femmes en danger » et appelé les Américains à défendre le droit à l’avortement lors des élections de mi-mandat en novembre.

Alors que les cliniques du Missouri, Dakota du Sud ou de Géorgie fermaient leurs portes les unes après les autres, des États démocrates, comme la Californie ou New York, se sont engagés à défendre l’accès aux IVG sur leur sol.

Cette révolution a été déclenchée par la décision de la Cour suprême de révoquer son arrêt emblématique « Roe v. Wade », qui depuis 1973 garantissait le droit des Américaines à avorter, la majorité de ses juges l’estimant aujourd’hui « totalement infondé ».  

« La Constitution ne fait aucune référence à l’avortement et aucun de ses articles ne protège implicitement ce droit », écrit le juge Samuel Alito. « Il est temps de rendre la question de l’avortement aux représentants élus du peuple » dans les parlements locaux.

Cette formulation est proche d’un avant-projet d’arrêt qui avait fait l’objet d’une fuite inédite début mai. Même si elle était attendue, elle a poussé des milliers de personnes à manifester leur joie ou leur tristesse devant le temple du droit, à Washington.

« C’est dur de s’imaginer vivre dans un pays qui ne respecte pas le droit des femmes », confiait Jennifer Lockwood-Shabat, 49 ans, en étouffant un sanglot. « On entre dans une nouvelle culture de protection de la vie », se réjouissait à l’inverse Gwen Charles, 21 ans.

Vendredi dans la soirée, une foule était encore présente aux abords de l’immense bâtiment blanc, dans la capitale, ainsi que de nombreuses villes du pays comme à Saint-Louis, dans le Missouri, devant la dernière clinique qui pratiquait des avortements dans cet État, premier à annoncer vendredi l’interdiction des IVG dans la foulée de la décision judiciaire.

Au bilan de Trump

L’arrêt publié vendredi « est l’un des plus importants de l’Histoire de la Cour suprême depuis sa création en 1790 », remarque le professeur de droit de la santé Lawrence Gostin. « Il est déjà arrivé qu’elle change sa jurisprudence mais pour instaurer ou restaurer un droit, jamais pour le supprimer », dit-il à l’AFP.

La décision va à contre-courant de la tendance internationale à libéraliser les IVG, avec des avancées dans des pays où l’influence de l’Église catholique reste forte comme l’Irlande, l’Argentine, le Mexique ou la Colombie.  

À l’international, plusieurs voix, dont celles des premiers ministres britannique Boris Johnson et canadien Justin Trudeau, ont d’ailleurs déploré le « retour en arrière » américain. En France, le président Emmanuel Macron a regretté la « remise en cause » des libertés des femmes.

Le chef de la diplomatie américaine Antony Blinken a déclaré que Washington comptait cependant poursuivre le soutien aux « droits de la santé reproductive » à travers le monde.

L’arrêt couronne 50 ans d’une lutte méthodique menée par la droite religieuse, pour qui il représente une énorme victoire mais pas la fin de la bataille : le mouvement devrait continuer à se mobiliser pour faire basculer un maximum d’États dans son camp ou pour essayer d’obtenir une interdiction au niveau fédéral.

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Vendredi, dès l’annonce de la décision, des manifestants ont afflué par centaines vers le temple du droit à Washington, avec des larmes de joie ou de tristesse.  

Il s’inscrit aussi au bilan de l’ancien président Donald Trump qui, au cours de son mandat, a profondément remanié la Cour suprême en y faisant entrer trois magistrats conservateurs (Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett) signataires aujourd’hui de cet arrêt.

Cette décision, « c’est la volonté de Dieu », s’est félicité le milliardaire républicain sur la chaîne Fox.

Concrètement, celle-ci porte sur une loi du Mississippi qui se contentait de réduire le délai légal pour avorter. Dès l’audience en décembre, plusieurs juges avaient laissé entendre qu’ils comptaient en profiter pour revoir plus fondamentalement la jurisprudence de la Cour.

Les trois magistrats progressistes se sont dissociés de la majorité qui, selon eux, « met en danger d’autres droits à la vie privée, comme la contraception et les mariages homosexuels », une inquiétude ravivée par les appels d’un des juges conservateurs, Clarence Thomas, à rouvrir ces dossiers.

La majorité « s’est émancipée de son obligation d’appliquer la loi de manière honnête et impartiale », dénoncent-ils dans un texte au ton acéré.

Le chef de la Cour, le conservateur modéré John Roberts, a pris dans un argumentaire distinct une « position plus mesurée » : au nom de « la retenue judiciaire », il souhaitait donner raison au Mississippi et revoir les délais pour avorter sans faire tomber « Roe v. Wade ».  

« Se battre »

Selon l’institut Guttmacher, un centre de recherche qui milite pour l’accès à la contraception et à l’avortement dans le monde, la moitié des États devraient interdire à plus ou moins court terme les avortements.

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Des manifestants rassemblés devant la Cour suprême, peu de temps après l’annonce de la décision.

En quelques heures vendredi, au moins sept États – Louisiane, Alabama, Kentucky, etc. – ont rendu immédiatement tout avortement illégal.

Dans une partie du pays, les femmes désirant avorter seront donc obligées de poursuivre leur grossesse, de se débrouiller clandestinement notamment en se procurant des pilules abortives sur l’internet, ou de voyager dans d’autres États, où les IVG resteront légales.  

Anticipant un afflux, ces États, le plus souvent démocrates, ont pris des mesures pour faciliter l’accès à l’avortement sur leur sol et les cliniques ont commencé à basculer leurs ressources en personnel et équipement.

Mais voyager est coûteux et la décision de la Cour suprême pénalisera davantage les femmes pauvres ou élevant seules des enfants, qui sont sur-représentées dans les minorités noires et hispaniques, soulignent les défenseurs du droit à l’avortement.