Vladimir Poutine le souhaite et les chiffres le prouvent : le monde est divisé en deux. Un peu moins de la moitié des habitants de la planète vivent dans des démocraties, l’autre moitié au sein de régimes autoritaires ou proches de l’être, selon une récente étude de l’Economist Intelligence Unit.

Dans ces circonstances, peut-on se permettre de laisser une jeune démocratie sombrer ? Surtout quand cette démocratie est la seule qui ait émané du Printemps arabe ?

La question se pose cette semaine après la tenue en Tunisie d’un référendum constitutionnel plus que contestable qui concentre les pouvoirs entre les mains du président, le rendant intouchable. Un référendum qui a reçu l’approbation de 94,6 % de ceux qui ont voté, certes, mais qui a été boudé par 70 % des électeurs tunisiens.

Cette consultation populaire – pas très populaire – est le dernier rebondissement dans une mainmise sur l’État quasi complète par le président du pays, Kaïs Saïed. Mainmise qui s’est étirée sur une année entière.

Le 25 juillet 2021, M. Saïed, qui est professeur de droit constitutionnel, a évoqué un article de la Constitution du pays – prévu pour les urgences majeures – pour s’arroger presque tous les pouvoirs. En une journée, le président désigné en 2019 a viré le premier ministre, suspendu le Parlement, mis des ministres à la porte.

Sur le coup, beaucoup de Tunisiens ont salué cette centralisation extrême, espérant qu’un capitaine unique saurait amener le bateau à bon port.

Le pays n’allait pas bien du tout : la Tunisie vivait une des pires éclosions de COVID-19 de la planète et l’économie était au bord du précipice. Le Parlement tournait parfois à la foire d’empoigne.

Les idéaux démocratiques du Printemps arabe avaient fait place à un cynisme profond, raconte Zakia Hamda, jointe à Tunis. « Pas mal de gens se disent que la révolution n’a amené que du désordre et le droit d’insulter les gens », soupire-t-elle, convaincue pour sa part qu’une tonne de patience est nécessaire pour qu’un pays maîtrise les rouages d’une démocratie.

J’ai connu Zakia Hamda lors d’une journée bien spéciale : celle du départ du président Zine El Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011, poussé à l’exil par la rue après 23 ans de règne autoritaire.

PHOTO SLIM KACEM, FOURNIE PAR ZAKIA HAMDA

Galeriste avant la révolution de 2011 qui a chassé le président Zine El Abidine Bel Ali, impliquée en politique depuis, Zakia Hamda croit que la démocratie tunisienne peut survivre à l’actuel président, Kaïs Saïed.

Propriétaire d’une galerie d’art, elle a accepté de travailler avec moi et un journaliste irlandais pendant notre séjour en Tunisie. Ensemble, nous avons couvert les lendemains de la révolution. Les soubresauts de l’ancien régime.

À l’époque, elle ne cachait pas son enthousiasme et ses immenses espoirs. On la sentait vibrer au diapason des libertés retrouvées. Tous les rêves étaient permis.

Au bout du fil, 11 ans plus tard, Zakia Hamda, aujourd’hui âgée de 51 ans, raconte que la révolution a complètement changé sa vie. Elle a voulu prendre part à la nouvelle démocratie en se lançant en politique pour une coalition de gauche, le Pôle démocratique moderniste.

Après avoir brigué les suffrages en 2011, sans succès, elle a continué à œuvrer en coulisses. « J’ai passé trois années au Parlement, notamment comme secrétaire parlementaire [jusqu’à l’adoption de la Constitution de 2014]. C’était épuisant, c’était du corps à corps », dit-elle aujourd’hui.

Elle était là quand le pays a frôlé le désastre en 2013, là quand un quartet d’organisations puissantes a dénoué l’impasse entre les divers partis politiques en 2014, donnant une seconde chance à la démocratie tunisienne. Le quartet a remporté le prix Nobel de la paix et la Tunisie, elle, s’est munie d’une Constitution. Imparfaite, mais fruit d’un véritable dialogue national.

Zakia Hamda fait aujourd’hui partie de la majorité de Tunisiens qui a boycotté le référendum du président Saïed. À l’appel des partis politiques et des organisations de la société civile.

On ne voulait pas aller voter parce qu’on ne voulait pas donner de légitimité à ce processus.

Zakia Hamda

Pas question d’en reconnaître les résultats non plus. L’adoption de la nouvelle Constitution signe l’arrêt de mort de la démocratie tunisienne en ramenant aux commandes un président tout-puissant.

Zakia Hamda a espoir que la communauté internationale saura voir clair dans les dérives du président qui se croit investi d’une mission divine et saura faire pression. Les États-Unis et l’Union européenne, certes, mais aussi le Fonds monétaire international, dont le pays a tant besoin.

Les pays de la Francophonie, qui doivent se réunir à Djerba en novembre, auront aussi une belle occasion de se faire entendre.

« La démocratie tunisienne n’est pas morte, dit Zakia Hamda. La résistance est là. Les esprits sont là. C’est l’été, on va souffler un peu, mais on va repartir ensuite. J’espère que ça ne nous prendra pas 23 ans cette fois pour qu’on renverse tout ça. »