« Être gros n’est pas mauvais [en soi]. Ce sont les mauvais comportements qui sont interdits », dit John Pecman.

Il connaît bien la situation de Bell : comme commissaire de la concurrence du Canada de 2013 à 2018, John Pecman a refusé deux transactions par lesquelles Bell voulait acheter des chaînes de télévision. Au moment de l’acquisition d’Astral, il a forcé Bell à se départir de 11 chaînes de télé. En 2018, il a refusé que Bell achète les chaînes de télé Historia et Séries+ de Corus.

Bell, à la fois numéro un des télécoms et numéro un de la télé anglophone au pays, est-elle devenue trop imposante pour ses concurrents ? C’est ce qu’a soutenu Québecor cette semaine pour tenter de convaincre le CRTC de bloquer l’achat de V par Bell.

Qu’en est-il vraiment ?

Les lois canadiennes sur la concurrence n’empêchent pas une entreprise de croître. Par contre, elles empêchent une entreprise d’agir de façon anticoncurrentielle en abusant de sa position dominante. Trois exemples de pratiques interdites : quand une entreprise profite de sa position dominante pour augmenter les prix de façon abusive, pour empêcher l’innovation ou pour diminuer la qualité du produit. Le Bureau de la concurrence et le CRTC peuvent aussi bloquer une transaction au motif qu’une entreprise deviendrait trop dominante.

Avec V, Bell obtiendrait des parts d’écoute de 20 % à 22 % en télé francophone au pays, ce qui en ferait le deuxième acteur en importance derrière le Groupe TVA/Québecor (38 %), mais devant Radio-Canada (18 %). Mais surtout, avec V, Bell mettrait la main sur une chaîne généraliste francophone. Résultat : Bell serait la seule entreprise média au pays à avoir des chaînes généralistes (CTV et V) et des chaînes spécialisées à la fois en français et en anglais. Québecor fait valoir que Bell serait ainsi avantagée par rapport à ses concurrents, notamment pour l’achat de droits sportifs et de séries télé étrangères.

Certes, Bell serait numéro deux en télé francophone derrière Québecor, mais elle est déjà numéro un en télé anglophone. Bell est aussi numéro deux en radio francophone à Montréal (derrière Cogeco) et en radio anglophone à Toronto (devancée de peu par Rogers). En télécoms, Bell est numéro un pour la téléphonie résidentielle, l’accès internet et la distribution télé, ainsi que numéro deux pour la téléphonie portable.

En télé et en télécoms, Bell est surveillée, en plus du Bureau de la concurrence, par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), qui empêche les pratiques anticoncurrentielles. Deux exemples récents : le CRTC a ordonné à Bell de faire une meilleure place à TVA Sports dans ses forfaits télé (Bell fait appel de cette décision devant les tribunaux fédéraux) et de donner accès à Vidéotron (Québecor) à son réseau de télécoms en Abitibi à des modalités « justes et raisonnables ».

En vertu de sa politique sur la diversité des voix, le CRTC autorise généralement les transactions où l’acheteur a des parts d’écoute télé inférieures à 35 %. En théorie, l’achat de V par Bell respecte donc la politique du CRTC (les parts d’écoute de Bell-V seraient entre 20 % et 22 % en télé francophone, selon l’année de diffusion). Mais le CRTC a aussi indiqué cette semaine qu’il porterait une « attention particulière aux impacts potentiels de cette transaction sur le paysage télévisuel de langue française », a dit Caroline Simard, vice-présidente à la radiodiffusion au CRTC, en début d’audience.

« Leur conduite reste dans ce qui est permissible »

De façon générale, Bell se comporte toutefois de façon correcte avec ses concurrents en vertu des lois sur la concurrence, estiment deux experts consultés par La Presse.

« Ils s’arrangent pour ne pas attirer l’attention [des autorités]. Leur conduite reste dans ce qui est permissible », dit Pierre Larouche, professeur en droit de la concurrence à l’Université de Montréal.

« Bell est l’une des plus importantes entreprises au Canada, dit John Pecman, aujourd’hui consultant principal du groupe concurrence pour le cabinet d’avocats Fasken. Les consommateurs continuent de faire affaire avec elle, elle performe bien, ses actionnaires et les consommateurs en bénéficient. La raison de leur succès en affaires n’est pas une conduite anticoncurrentielle. Cela dit, aucune entreprise n’est parfaite, et c’est pourquoi Bell a fait des erreurs et se retrouve parfois devant les autorités de la concurrence. Quand j’étais commissaire de la concurrence, je voyais qu’ils investissaient de façon significative pour s’assurer de respecter la loi. »

John Pecman précise que la ligne est parfois mince dans les enjeux de concurrence. Surtout au Canada, où la faible densité de population favorise la présence de grands acteurs nationaux, qui peuvent maintenir leurs coûts plus bas.

Le « Big 3 » des télécoms

Le professeur Pierre Larouche ne sait pas si Bell est devenue trop imposante, comme le soutient Québecor. « Mais ils [Bell] sont très gros », convient-il.

Ce qui « choque » davantage Pierre Larouche : les marges de profits élevés du « Big 3 » canadien des télécoms (Bell, Rogers, Telus), qui varient entre 42 % et 45 % en téléphonie portable. (En comptant les investissements dans les réseaux, la marge de profits de Bell sur la téléphonie portable passe de 42 % à 35 %.) Le Big 3 détient 89 % du marché de la téléphonie sans fil au pays (ainsi que 62 % de l’accès internet résidentiel et 52 % de la distribution télé). « Il y a des inquiétudes actuellement sur la taille du Big 3 », dit John Pecman.

Des « garde-fous sérieux »

On saura dans quelques mois si le CRTC permet à Bell d’acheter V. Bell fait valoir que c’est le meilleur scénario pour tout le monde. L’argument a souvent fonctionné par le passé. « On va miser sur le fait que ce joueur [important] peut consolider les éléments faibles du système [exemple : une télé généraliste comme V qui perd 3,5 millions par an] », dit Pierre Trudel, professeur en droit des communications à l’Université de Montréal et membre du comité Yale sur la réforme des lois sur les communications.

Depuis quelques années, Bell fait aussi face à une nouvelle catégorie de concurrents : les plateformes étrangères de diffusion comme Netflix, Apple et Disney – des géants étrangers beaucoup plus imposants que Bell en termes de capitalisation boursière.

Chose certaine, le CRTC doit être plus vigilant que jamais à l’égard de Bell et des autres conglomérats, selon Pierre Trudel. « [La situation] est viable à condition qu’il y ait des garde-fous sérieux afin de s’assurer qu’il n’y ait pas de pratiques abusives de la part d’une entreprise avec une position si dominante », dit-il.