(Newport (Chandler), Gaspésie) Camille Gagné est la première femme en Gaspésie à avoir obtenu un permis de pêche au crabe des neiges. Au début de la saison, la capitaine du Cap Barré nous a fait monter à bord pour une sortie dans la baie des Chaleurs avec ses deux hommes de pont et trois élèves de la réserve micmaque de Gesgapegiag.

Une pionnière

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Camille Gagné est la première capitaine-propriétaire-exploitante à avoir eu un permis de pêche au crabe des neiges en Gaspésie.

« Sommes-nous complètement détachés ? Moi, je suis prête. Si vous êtes prêts, on part ! »

Il est 5 h. Du quai de Newport, dans la ville de Chandler, les lueurs roses de l’aube pointent à l’horizon. « Bon voyage, lance Camille Gagné à l’équipage du Cap Barré. On va mettre les stabilisateurs pour votre confort. »

En d’autres mots, on va tenter de limiter les effets du mal de mer.

L’eau de la baie des Chaleurs est tout de même moins agitée que celle où Camille Gagné pêche habituellement, entre Mont-Louis et Cap-Gaspé.

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Le Cap Barré

Si Camille pêche cette année dans la zone 12 avant d’aller dans « sa » zone 12A, c’est en raison de la diminution de son quota et parce que le Cap Barré agit à titre de bateau-école cette année avec trois jeunes de 17 ans de la réserve autochtone micmaque de Gesgapegiag. « Je participe à un projet de l’école aux adultes de la réserve, explique-t-elle. L’idée est de donner une structure aux jeunes et de les intéresser à une carrière. En gros, je les drille à la pêche. »

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Camille Gagné parle avec Jason Jerome, un des jeunes en formation sur son bateau.

Il faut être fait fort. Camille Gagné va chercher à Gesgapegiag ses « petits », comme elle les appelle affectueusement, avant 3 h du matin. Près de 150 kilomètres séparent Carleton-sur-Mer – où elle vit – de Newport. Il lui arrive de rentrer à 22 h et de repartir à 2 h du matin.

Nous sommes le jeudi 13 avril. C’est la troisième journée en mer, mais la deuxième journée de pêche, puisque la première a servi à placer les 35 bouées du Cap Barré.

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À l’approche de la première bouée, Sullivan Hinson, Jason Jerome et Tyson Condo sont à leur poste.

Après trois matins à se lever en pleine nuit, Jason Jerome, Tyson Condo et Sullivan Hinson sont toujours au rendez-vous. « Cela représente beaucoup pour nous », dit Sullivan, qui dit vivre – de loin – l’épreuve physique la plus éprouvante de sa vie.

Rien pour aider les nausées à bord : les pêcheurs doivent préparer la « bouette », soit le mélange de maquereau et de hareng empaqueté dans des filets qui sert d’appât dans les cages.

Camille consulte les vents et les probabilités de rafales. Ce sera une belle journée. « Ça va juste brasser un petit peu. Qu’il mouille, qu’il grêle ou qu’il neige, ce n’est pas ce que je regarde. C’est vraiment juste le vent qui m’importe. Je ne peux pas pêcher en haut de 15 nœuds avec les jeunes, signale-t-elle. Ils doivent apprendre à bien se bouger les pieds. Le danger, c’est que la corde te tire à l’eau. »

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Camille Gagné entourée de Michaël Dunn-Denis et de Francis Dupuis

Les hommes de Camille Gagné

— M’avais-tu mis un café, ma chérie ?

— Oui, mon Min, répond Camille.

Min, c’est le diminutif de Minou, le surnom que Camille Gagné donne à son fidèle homme de pont, Michaël Dunn-Denis.

Pour la première fois cette année, Camille peut aussi compter sur l’aide de son « vrai » amoureux, Francis Dupuis, qui pêche habituellement la crevette. Il est fier de sa blonde, qu’il a rencontrée sur le quai de Rivière-au-Renard après une journée de travail. « Elle est bonne et je le dis pas juste parce que je suis son chum. Elle l’a vraiment en elle. Mais je ne pensais jamais un jour travailler pour ma blonde. D’habitude, je suis le capitaine ! », blague-t-il.

Camille et Michaël ont étudié ensemble à l’École des pêches et de l’aquaculture du Québec (EPAQ). Ils sont comme frère et sœur. « Camille m’écoute, dit Michaël. J’ai été avec plusieurs capitaines et je n’avais pas le droit de dire un mot et de ne rien faire. J’opère derrière et elle a la conscience tranquille. »

« L’équipage, c’est comme une famille, nous dira Camille alors que le soleil se lève sur la baie des Chaleurs. Le lien est fort. On passe beaucoup de temps ensemble et la vie de chacun est dans les mains des autres. »

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Camille Gagné avec ses hommes de pont

— Je vais vous mettre du beat, lance Camille à Fred et à Francis.

Mais un fil est brisé, si bien qu’il va falloir se rabattre sur le seul CD du bateau, qui réunit de bons vieux succès de Creedence Clearwater Revival.

Alors que les accords tonitruants de Travelin’ Band résonnent de la cabine et que Camille crie « we’re on » à l’approche de la première bouée, l’émotion nous prend à la gorge : quelle chance a-t-on de pouvoir vivre une journée de pêche au crabe !

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Camille Gagné donne ses instructions sur le pont.

Une fille d’agriculteurs

Camille Gagné est une fille d’agriculteurs, qui exploitent toujours la ferme bovine H.L.G., à New Richmond. Ses grands-parents viennent de la Gaspésie, mais sa mère est née sur la Côte-Nord, à Gagnon, ville désertée et même démolie en 1985. « Mon grand-père travaillait dans les mines. »

« J’ai aussi des racines philippines », ajoute Camille, ce qui explique sa chevelure d’un noir éclatant et ses traits typiques de l’archipel du Pacifique. « Jeune, ma mère est partie travailler dans l’Ouest et elle y a rencontré mon père biologique qui avait immigré au Canada des Philippines. Quand elle est revenue en Gaspésie, elle a rencontré mon père adoptif, Henri-Louis Gagné. C’est lui qui m’a tout appris. La mécanique, l’entretien… il m’a surtout appris à travailler dur. Mais si je pêche, c’est à cause du père de mes enfants. Il m’a transmis son savoir. »

Pendant des années, cette mère d’un garçon de 16 ans et d’une fille de presque 10 ans a été copropriétaire de la Poissonnerie de la Gare, à Carleton-sur-Mer, en plus d’exploiter une usine de transformation et un restaurant. « Mes semaines étaient accotées », raconte celle qui avait l’impression de passer à côté de quelque chose.

  • Le départ du Cap Barré au quai de Newport est prévu à 5 h.

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    Le départ du Cap Barré au quai de Newport est prévu à 5 h.

  • Première étape très odorante : préparer les appâts de hareng et de maquereau pour les 35 bouées à lever.

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    Première étape très odorante : préparer les appâts de hareng et de maquereau pour les 35 bouées à lever.

  • Le soleil se lève sur la baie des Chaleurs.

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    Le soleil se lève sur la baie des Chaleurs.

  • On accroche la corde de la bouée avec un harpon, puis un moteur permet de lever la cage de l’eau mécaniquement.

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    On accroche la corde de la bouée avec un harpon, puis un moteur permet de lever la cage de l’eau mécaniquement.

  • On met les crabes dans des bacs qui iront dans la cale du bateau.

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    On met les crabes dans des bacs qui iront dans la cale du bateau.

  • Quand le crabe est trop petit, il faut le rejeter à l’eau.

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    Quand le crabe est trop petit, il faut le rejeter à l’eau.

  • On remet la cage à l’eau.

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    On remet la cage à l’eau.

  • Une fois que le Cap Barré est rentré au quai, c’est le temps du déchargement. Il faut ensuite remplir les camions de l’entreprise E. Gagnon & Fils Ltée.

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    Une fois que le Cap Barré est rentré au quai, c’est le temps du déchargement. Il faut ensuite remplir les camions de l’entreprise E. Gagnon & Fils Ltée.

  • Engagés par E. Gagnon & Fils Ltée, des travailleurs mexicains arrivés au Québec il y a une semaine à peine s’occupaient du déchargement.

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    Engagés par E. Gagnon & Fils Ltée, des travailleurs mexicains arrivés au Québec il y a une semaine à peine s’occupaient du déchargement.

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Au début de la pandémie, Camille revenait de deux semaines de vacances à Hawaii. Pour une rare fois dans sa vie, elle avait du temps pour réfléchir. « J’ai dit au père de mes enfants que ça me pesait de ne pas savoir ce que je voulais faire dans ma vie. Il m’a dit : “Tu as toujours aimé ça, pêcher.” »

Camille s’est rendue à l’évidence : elle se sent si bien sur un bateau. Pourquoi ne pas avoir le sien ? « J’ai appelé au bureau d’accréditation des pêcheurs et je leur ai demandé si j’avais assez de temps de mer. »

Positif.

À la fin de 2020, Camille a entendu parler d’un quota de crabes des neiges à vendre avec un bateau de 44 pieds, et pas n’importe lequel…

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Le Cap Barré

Ce bateau-là, quand je le voyais sur le quai, je me disais : “Un jour, j’aurai un beau bateau comme le Cap Barré”.

Camille Gagné

Quand le processus de transfert a débuté avec Transports Canada trois mois plus tard, Camille a appris que le tonnage du bateau nécessitait un brevet… qu’elle n’avait pas. Le 3 janvier 2021, elle était donc sur les bancs de l’École des pêches et de l’aquaculture du Québec (EPAQ), à Grande-Rivière, à deux heures de route de chez elle. « J’ai fait l’aller-retour pendant six mois avec une dérogation pour pouvoir pêcher. »

Pendant tout ce temps, Camille ignorait qu’elle était une pionnière. « Quand j’ai dit à un ami qui trouve que j’ai toujours des plans qui n’ont pas de sens que j’avais acheté un quota de crabes, il m’a dit : “Y a-t-il beaucoup de filles qui en pêchent ?” »

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Un crabe se balade sur les cordages.

Après vérification faite, la réponse était non. Elle s’apprêtait à devenir la première capitaine-propriétaire-exploitante d’un permis de pêche au crabe des neiges en Gaspésie.

Depuis peu, une autre femme de la Gaspésie porte ce titre, soit Mélanie Langlois, alors qu’une poignée de femmes de la Côte-Nord et des Îles-de-la-Madeleine ont des quotas de pêche au crabe sans toutefois être nécessairement capitaines de leur bateau.

378

Nombre de titulaires de permis de pêche au crabe au Québec

2,25 $

Somme obtenue par les pêcheurs à la livre jusqu’à présent en 2023 (contre presque 7 $ l’an dernier)

Se forger une carapace

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Camille Gagné discute avec un de ses jeunes apprentis sur le Cap Barré.

La veille de notre journée de pêche à bord du Cap Barré, nous avons assisté à un déchargement au quai de Newport. Sur un ton coquin, un homme a dit à Camille qu’elle pouvait l’appeler à toute heure de la journée, mais aussi… de la nuit.

Le lendemain, la principale intéressée ne se souvenait même pas de ce commentaire.

« Il faut être faite tough pour être une fille qui pêche, dit-elle. Il faut établir sa base pour se faire respecter. Ce n’est pas un milieu de tendres. »

Si cela s’amenuise avec le temps, il peut y avoir une grande rivalité entre pêcheurs et il arrive même qu’on se fasse vider des cages à l’improviste. Sans compter toutes les règles de Pêches et Océans Canada à respecter ou encore la possibilité que des baleines noires forcent la fermeture d’un secteur de pêche.

Mais s’il y a une chose que Camille a su se forger au fil des années, c’est une solide carapace. Car des épreuves, elle en a vécu.

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Camille Gagné observe la remontée d’une de ses cages à crabes.

Alors qu’il ne reste que cinq bouées à lever et que Camille revient dans la cabine en disant qu’elle « déteste quand il n’y a pas de crabes », on ose lui demander si elle a déjà rencontré son père biologique.

C’est là qu’elle nous confie qu’elle a dû entrer en contact avec lui (par sa tante sur Facebook) à la fin de sa vingtaine, car sa fille de 11 mois avait un cancer. Une leucémie lymphoblastique aiguë causée par des mutations génétiques dans les cellules souches du sang. « Quand on m’a posé des questions sur mes antécédents familiaux, j’ai répondu que je ne savais pas tout. »

Pendant neuf mois, Camille est restée au chevet de sa fille au CHU de Québec. « C’était épouvantable. On a découvert qu’elle avait le cancer la deuxième journée de pêche, donc il a fallu décider que papa ferait vivre la famille et que moi je resterais à Québec. »

« C’est une grosse épreuve qui a scrappé notre vie de famille et de couple. Pour mon fils aussi, ça a brisé quelque chose, confie Camille en laissant couler quelques larmes. Du jour au lendemain, il s’est réveillé et sa mère était partie. Il a aussi vécu la peur de perdre sa sœur. C’est beaucoup pour un jeune garçon. »

Aujourd’hui, Coralie a 10 ans. « Elle pète le feu et elle veut étudier en biologie marine. »

Quant à son frère Tristan, il a l’appel du large. « La plus belle chose que je pourrais lui dire, c’est : “Lâche l’école et viens pêcher.” Il adore ça et il veut aller à l’École des pêches. »

L’année 2022 a aussi été difficile. Camille dit même que pour la deuxième fois, elle a mis le genou à terre.

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Camille Gagné

Il a fallu changer le moteur et la transmission du Cap Barré. La banque a tergiversé à propos du prêt, puis, à la première sortie, le moteur a surchauffé. Camille a commencé la pêche au crabe deux semaines après l’ouverture de la saison.

Le coup de grâce… Pêches et Océans a fermé les pêches de hareng et de maquereau (un moratoire toujours en cours). « Sans avis, relate Camille. On ouvrait dans trois jours et j’avais mis l’année d’avant 73 000 $ dans des ordinateurs de pêche. À un moment donné, j’ai dit à mon chum : “C’est le temps qu’on me lâche.” »

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La collaboration avec l’école aux adultes de la réserve Gesgapegiag permet à Camille de pêcher davantage, mais aussi de transmettre sa passion à Jason, Tyson et Sullivan.

Être pêcheur et propriétaire d’un bateau nécessite de gros investissements et cause beaucoup d’incertitude. Du jour au lendemain, tout peut basculer. « Ce sont les risques du métier », dit Camille, philosophe.

Paradoxe : elle achète maintenant du maquereau et du hareng des États-Unis et de l’Espagne pour ses appâts…

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Camille prend des notes pour chaque bouée.

Encore une année de défis

Cette année encore, Camille ne l’a pas facile. Surtout que le prix du crabe a chuté de presque 7 $ à 2,25 $ pour les pêcheurs par rapport à l’an dernier. « Mon quota a été coupé. Normalement, j’ai le droit à 50 000 livres de crabe, mais je suis en bas de 9000 livres. C’est rentable avec zéro pis une barre. »

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Camille prend en photo ses apprentis lors du déchargement.

C’est pourquoi la collaboration avec l’école aux adultes de la réserve Gesgapegiag était plus que bienvenue. Cela permet à Camille de pêcher davantage, mais aussi de transmettre sa passion à Jason, Tyson et Sullivan. Il faut voir Jason lancer le harpon et se fâcher quand il n’atteint pas la corde de la bouée et, à l’inverse, rapatrier la corde avec fierté quand il l’a du premier coup. Pour une première fois de sa vie, le jeune homme de 17 ans sait ce qu’il veut devenir : un pêcheur.

Mais pourquoi le prix du crabe dans les poissonneries a baissé d’environ 40 % ? C’était trop cher l’an dernier, donc il y a des surplus, résume Camille.

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Le prix du crabe a chuté de presque 7 $ à 2,25 $ pour les pêcheurs par rapport à l’an dernier.

Si les années se suivent et ne se ressemblent pas, un capitaine-pêcheur doit toujours garder son sang-froid. Et en mer, il doit garder le contrôle de son bateau, malgré les intempéries. En parlant avec Camille, on comprend que cette métaphore s’applique aussi à son vécu.

— Tu as eu toute une vie, lui dit-on alors que le Cap Barré rentre au port de Newport.

— J’ai la couenne dure, convient-elle.

Et une conviction profonde demeure. « C’est sur l’eau que je me sens le plus à ma place. »

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