Difficile d’imaginer qu’il y a 20 ans, cette oasis de verdure était une horrible cour où les spécimens dominants étaient de type asphaltus tristus. Gravitant aujourd’hui autour de deux arbres vedettes, ce double jardin touffu et étoffé de mille détails et cachettes accueille désormais les résidants de l’immeuble adjacent, leur offrant un petit voyage végétal.
Quand Michel Furlotte et Serge Lapierre ont pris possession de cet immeuble du boulevard Rosemont, leur cour arrière aurait pu recevoir la Palme d’or de la morosité : « C’était affreux, recouvert d’asphalte au complet. Puis on a commencé à faire des aménagements », se souvient Michel, pointant les arbres pionniers de leur projet : dans un recoin, des sapins des Îles-de-la-Madeleine, pour s’amarrer aux souvenirs de la région d’origine de Serge ; de l’autre côté, un mûrier au bord d’un minuscule étang. « L’hiver, quand les feuilles sont tombées, ses branches forment une véritable sculpture », souligne-t-il.
Ensuite, au fil des années, les plantations se sont multipliées, au point de former une véritable jungle botanique – mais attention, savamment contrôlée et organisée, même si l’espace commence désormais à manquer. Précisons que les propriétaires disposent d’un sacré atout en main, puisque Serge Lapierre tient la Boutique du fleuriste à Outremont. Le bouquet composé dans ces jardins est d’ailleurs tellement varié que l’on ne sait trop par où débuter : les vivaces disséminées au sol, s’accommodant des ombrages (malvas, hostas, impatientes, glycine, clématites…), les nombreux arbres fruitiers (mûrier, pêcher, poirier, prunier), les exotiques (cactus et hibiscus, disposés sur la terrasse en bois) ?
Érable et ginkgo, phares sylvestres
Ne tournons pas autour du pot, mais plutôt autour des deux piliers de la cour, à savoir un magnifique érable planté à l’ouest, et un impressionnant ginkgo biloba de 16 ans enraciné à l’est. Chacun règne sur son bout de jardin, car la zone a été séparée en deux parties. La raison de cette dichotomie ? Elle a huit pattes, quatre oreilles, deux truffes et se nomme Peanut et Madame. Toujours obscur à vos yeux ? Michel nous éclaire : « Il n’y a pas vraiment de thème propre à chaque jardin, nous en avons fait deux à cause de nos chiens, qui risquent de tout maganer en fonçant dans les plates-bandes », explique-t-il, tandis que le pug et le boxer tournoient autour de leur maître comme des tornades. Les canidés sont donc confinés dans le jardin ouest, où toutes les plantes ont été mises en pot, créant au passage un bel effet grâce à la variété de tailles et de couleurs des récipients.
Le goût du voyage (Michel a exploré les cinq continents) a également été insufflé aux lieux, non seulement par des touches exotiques botaniques, mais aussi par les aménagements, fontaines et statuettes disséminées au gré des élégantes et tortueuses allées de galets. Des bouddhas de toutes tailles, cachés dans des recoins, apportent une véritable sérénité orientale, tout en évoquant aux hôtes leur dernier séjour en Chine. Ils côtoient un mini-moaï (vous savez, les statues de l’île de Pâques) ou encore ce mystérieux masque géant aux airs gréco-romains, dégoté aux serres Girouard de Sainte-Madeleine. « Il a été fait entièrement en ciment, personne ne pourra partir avec ! », plaisante le propriétaire.
Jardin vert et bras ouverts
La luxuriance de la végétation ayant permis de créer une multitude de recoins, on serait tenté de parler de jardin intime. Mais les propriétaires, qui louent les autres unités de l’immeuble, ne sont pas du genre à garder leur éden pour eux-mêmes. À l’étage réside leur amie Chantal Marinier, qui ne se lasse pas de la vue plongeante sur ce « jardin botanique privé » depuis son balcon. Et même s’il n’est pas monnaie courante de laisser les locataires jouir des cours en contrebas tenues par les propriétaires, ici, ils sont accueillis à bras ouverts pour s’y promener ou s’y détendre. Michel s’étonne d’ailleurs de ne pas les y voir plus souvent ! Il lui arrive même d’inviter à l’occasion certains badauds curieux qui étirent le cou depuis la ruelle pour admirer les lieux.
« C’est incroyable, on est juste à côté du boulevard Rosemont, mais on oublie que l’on est en ville », se réjouit Chantal, qui assiste à l’évolution des jardins d’année en année depuis son perron haut perché, bellement fleuri également. « Qu’as-tu rajouté dans le pot sur le mur ? », hèle Michel depuis le jardin. « Des fleurs de lotus ! », renseigne aussitôt sa locataire.
La convivialité se trouve même dans les détails, puisque la mention « Bienvenue » se lit sur une plaquette à l’entrée du jardin, et est reproduite çà et là. Ce ne sont pas que des mots en l’air ; ils se concrétisent par de multiples alcôves naturelles agrémentées de tables et de chaises. L’une des préférées des propriétaires : le petit cabinet de verdure de la zone est, coiffé d’une pergola aux cheveux de vigne, bordé par un oiseau du paradis massif et par un jeune ginkgo biloba aux feuilles étonnantes. « Il y fait tout le temps frais, même les journées de canicule », s’enthousiasme Michel.
Il y aurait encore mille détails à décrire et autant de plantes à citer (fusain, bougainvillier, dipladenia, caragana silver spire, etc.), mais dans le cadre de cet article, nous voici confronté à la même contrainte que Serge et Michel : « Il n’y a plus de place ! », indique le second, même si le premier finit toujours par dénicher une parcelle chaque année pour y planter un nouvel arbre fruitier, son péché mignon. Il reste que dans ce jardin, le plus beau fruit à récolter demeure sans doute la quiétude, à la saveur d’autant plus prononcée qu’elle est partagée.