Comme l’été dernier, 13 de nos journalistes se relaient quotidiennement pendant un mois pour faire progresser une intrigue lancée par Stéphane Laporte. Un exercice ludique inspiré des cadavres exquis des surréalistes. Cette année, notre polar nous ramène en 1976… au moment où tout bascule pour le jeune enquêteur Baptiste Bombardier. Bonne lecture !

Baptiste Bombardier ouvrit la porte-accordéon de la cabine téléphonique en ayant l’impression d’ouvrir un nouveau chapitre de sa carrière.

Dans le clair-obscur de la rue Amherst éclairée par un réverbère, il composa le numéro de son patron en tremblant. Et il se mit à chuchoter comme si le trottoir avait des oreilles.

« Commandant Gravel… Désolé de vous réveiller. C’est urgent ! »

Gravel grommela au bout du fil.

Au grand jour, il était déjà irascible. En pleine nuit, cuvant encore une fois une soirée de « travail » arrosée de whisky, ça ne s’arrangeait pas.

« Bombardier ! Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire d’otage ? Comment un policier formé a-t-il pu ainsi se faire prendre au piège ? »

BB soupira.

« J’ai réussi à me libérer, chef. Envoyez-moi des renforts au plus vite. Ma cousine est attachée dans le backstore de la Grange à Séraphin. Possiblement d’autres suspects sont sur place. Mais j’ai plus mon arme, plus de menottes, plus rien…

— Ta cousine ? Tu trouvais pas de suspect, fais que tu joues à la police avec ta cousine, astheure ?

— C’est trop long à expliquer, sergent. Mais je suis sérieux. J’ai découvert une cellule terroriste. Manon Ryan est mêlée à ça. Je dois y retourner. Dites aux gars de passer par la ruelle. »

BB a raccroché et est retourné sur ses pas. Dans la ruelle déserte, une forte odeur d’urine lui est montée à la gorge. Il avait la nausée, se sentait faible. Mine de rien, il n’avait rien avalé depuis 48 heures. Mais il sentait émerger en lui une énergie nouvelle en pensant à cette enquête qui prenait forme. Dans la ruelle, tout d’un coup, ça ne sentait plus la pisse. Ça sentait enfin la gloire pour le jeune enquêteur. Démanteler à lui seul une cellule terroriste de féministes marxistes, qui dit mieux ?

Dans l’arrière-boutique, Coco Duncan et sa bouteille de champagne s’étaient évaporés. Carmen, ligotée aux mains et aux pieds, était exactement là où l’avait laissée BB. Elle avait eu beau hurler à pleins poumons dans l’espoir qu’une de ses complices vienne à sa rescousse, la musique tonitruante des Sylvers enterrait tout sur son passage.

I got the boogie fever

You got the boogie fever

She’s got the boogie fever

Manon et Anita l’avaient-elles abandonnée ? Carmen n’en savait rien. Mais depuis qu’elle avait confondu des petites coupures et des gros bruns, elle avait l’impression que Manon la méprisait.

En tentant de desserrer la corde qui lui lacérait les poignets, Carmen a foudroyé du regard son cousin-policier.

« Crisse, Baptiste ! J’en reviens pas que tu me fasses ça ! T’es mon cousin ! Détache-moi !

— Sacrament, Carmen ! Checke qui parle ! Ma cousine-terrorisss tellement fine qu’était prête à me couper en petits morceaux avec ses chums de filles communisss ! Chu ton cousin, mais chu pas cave !

— C’est pas ce que tu penses. Détache-moi !

— Ben, c’est quoi d’abord ? »

Carmen se mit à sangloter sous le regard décontenancé de BB. Elle hoquetait en se confondant en excuses, tremblant de tout son corps.

« La Carmen qui a fait ces affaires-là, je te jure que c’est pas moi. C’est pas la Carmen que tu connais. C’est la Carmen qui a un problème de consommation, pis qui s’est fait embarquer là-dedans. Quand je consomme, je perds la carte, pis là…

— Pis là tu deviens une terrorisss féminisss communisss prête à charcuter son cousin ? Coudon, tu consommes quoi, au juste ?

— J’ai tellement honte de moi, Baptiste. Tu peux pas savoir… Détache-moi ! »

Carmen pleurait de plus en plus fort. Pendant ce temps, dans un local de répétition de la jeune compagnie Jean Duceppe, des acteurs répétaient Sainte Carmen de la Main. Une pièce sur l’aliénation des opprimés, créée dans le cadre du volet culturel des Jeux olympiques, qui semblait inspirée de la rencontre impromptue de Carmen avec un certain Michel Tremblay dans un casse-croûte du Plateau Mont-Royal.

Shirley and Company hurlait dans les haut-parleurs de la Grange.

Shame shame shame hey shame on you

If you can’t dance too

I said shame shame shame shame shame shame shame

Shame on you

En écoutant les lamentations de sa cousine, Baptiste avait du mal à y rester complètement insensible. Il revoyait en Carmen la fille belle et rebelle sur qui il avait eu un kick à 10 ans. Comme si c’était elle qui demandait qu’on la libère. Qu’on la détache d’une vie dont elle n’avait pas vraiment voulu.

Soit Carmen était une excellente comédienne — pas juste dans les films de fesses — qui tentait de le manipuler avec ses larmes de crocodile. Soit elle était une vraie criminelle repentante, prête à trahir ses complices pour laver sa conscience.

« OK, cousine, on fait un deal. Je te détache, mais tu m’aides à attacher les fils de cette enquête. »

En toisant les yeux de Carmen en quête d’une réponse, BB avait l’impression qu’elle hésitait entre la reddition et la résistance. Elle a entrouvert la bouche, l’a refermée, l’a ouverte encore.

Avant même qu’elle ait le temps de répondre, des agents appelés en renfort défoncèrent la porte de l’arrière-boutique. « POLICE ! FREEZE ! »

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Replongez dans l’ambiance de l’époque en écoutant Boogie Fever de The Sylvers, le choix musical de Rima Elkouri, et découvrez notre liste de lecture de classiques que Baptiste Bombardier aurait sans doute fait jouer à fond la caisse dans sa Pontiac Astre jaune ! 

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Ceci est une œuvre de fiction. Le récit emprunte le nom de personnages réels, mais tous les éléments rapportés dans ce polar sont le fruit de l’imagination débordante de nos chroniqueurs et journalistes.