Dans ses vidéos en ligne, le gourou québécois d’origine belge Jean-Jacques Crèvecœur nous informe que le monde est sur le point de s’effondrer. Heureusement, précise-t-il, certains d’entre nous pourront éviter l’apocalypse.

Ces êtres humains éclairés monteront dans une « élévation vibratoire » afin de passer dans la cinquième dimension, pendant que les autres, pauvres damnés, resteront « emprisonnés dans la matrice » de la troisième dimension (ou densité).

Mais pourquoi, demandez-vous, ces êtres illuminés accéderont-ils directement à la cinquième densité, sans passer par la quatrième ? C’est simple : la quatrième densité, très étroite, est une fréquence réservée aux reptiliens. Ceux-là mêmes qui ont corrompu les Atlantes, il y a 11 000 ans.

Ça vous fait rigoler ?

Moi aussi, un peu.

Mais ça me fait surtout peur.

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« Ça fait depuis 1996 que les autorités essaient de me faire taire en me traitant de gourou dangereux », raconte Jean-Jacques Crèvecœur à mon répondeur.

Son nom a figuré sur des listes de sectes en Suisse, en France et en Belgique, ajoute-t-il. Quand il a voulu émigrer au Canada, les services secrets du pays, alertés par leurs collègues européens, ont enquêté pendant deux ans.

Et puis ? Et puis rien.

Depuis 2004, Jean-Jacques Crèvecœur est établi dans les Laurentides, où il fait dans la croissance personnelle. C’est un conférencier, un formateur, un « accoucheur de potentiel humain », selon son site web.

Avec la pandémie, Crèvecœur est surtout devenu une figure de proue de la croisade contre les mesures sanitaires au Québec. Il fait partie de ceux qui parlent au premier degré de 5G, de puces dans les vaccins et de complot mondial pour instaurer une dictature sanitaire…

Il gravite autour des braves gens qui ont convaincu Bernard Lachance de mettre un terme à ses traitements de trithérapie. Il a laissé entendre que le chanteur, mort du sida, avait été assassiné par Big Pharma, a révélé l’émission Enquête de Radio-Canada.

Bref, Crèvecœur est un complotiste pur jus.

Mais il n’est pas que ça.

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En Europe, les organismes de lutte contre les déviances sectaires, qui le tiennent à l’œil depuis des années, le classent dans une clique de gourous qui ont su exploiter la pandémie pour faire le plein d’adeptes.

« Ces gens-là sont présentés comme théoriciens du complot, mais ils existent dans nos fichiers depuis très longtemps comme étant à la tête de mouvements sectaires », a expliqué Pascale Duval, porte-parole de l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes, à la chaîne France 24.

Les théories du complot font autant de dégâts que les emprises sectaires, a souligné Mme Duval au Monde. Le processus est le même : radicalisation, rupture avec la société, méfiance envers les institutions…

Les adeptes s’enferment dans une bulle internet comme ils s’enfermaient, jadis, dans une communauté isolée, a-t-elle encore expliqué au quotidien français. « Aujourd’hui, le territoire des sectes est en ligne, et leurs chefs sont sur YouTube. »

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En juillet 2020, YouTube a supprimé le compte de Jean-Jacques Crèvecœur, qui continue toutefois de sévir ailleurs sur le web. Sa page Facebook compte 359 000 abonnés.

Le gourou belge surfe sur la pandémie avec un discours pseudo-scientifique délirant – il est question de lumière captée par l’ADN, de forces de l’ombre qui cherchent à modifier notre code génétique et à nous maintenir coûte que coûte dans la troisième dimension…

C’est délirant, mais derrière des centaines, voire des milliers d’écrans, des deux côtés de l’Atlantique, il y a des gens isolés, fragiles, anxieux, qui y croient dur comme fer.

Dans ses plus récentes vidéos, Crèvecœur leur dit que tout est perdu. Les choses ne peuvent qu’empirer. Ils doivent se détacher de leurs proches et renoncer à leurs biens matériels – autant d’entraves qui les empêcheront d’accéder à la cinquième dimension.

Dans une vidéo diffusée le 24 mai, Crèvecœur demande aux membres de la « communauté » ce qu’ils sont prêts à perdre. Les réponses publiées sous la vidéo glacent le sang :

« Je suis prêt à perdre cette enveloppe charnelle, cet avatar car je sais que je ne suis pas cela. »

« Je suis prête à perdre la vie pour ma souveraineté d’être. »

« Je suis prête à perdre ma vie. Je partirais de ce monde avec mon âme. C’est l’heure du choix. »

« Je suis prête à perdre tous mes biens matériels, ma carrière, ma famille, mes liens et mes connaissances humaines, tous mes droits comme dans la dernière année et demie. Je suis même prête à perdre ma vie. »

« J’accepte de perdre même ma vie plutôt que ma liberté. Je ne me laisserai pas faire. »

« Je suis prête à TOUT perdre, toutes mes possessions, mes animaux, mes amis, ma famille… »

« Je suis prête à mourir pour défendre la liberté. »

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Il y a d’autres messages, tout aussi angoissants. « Le degré d’engagement est si fort que Crèvecœur pourrait exiger l’impensable de ceux qui continuent de l’écouter », s’inquiète sur Twitter L’Extracteur, un collectif de citoyens français qui traquent les gourous en ligne.

Crèvecœur, pour sa part, s’est dit très « touché » par les messages – plus de 2000, selon lui – qu’il a reçus. Touché, surtout, par la « détermination » des gens, a-t-il spécifié dans une vidéo diffusée le 30 mai. « C’est vraiment en acceptant de mourir et en acceptant la mort de l’ancien monde que nous allons pouvoir, peut-être, vivre pleinement. »

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« C’était symbolique », proteste Crèvecœur sur mon répondeur.

Je lui ai parlé au téléphone, avant. Ça ne s’est pas bien passé. Je lui ai demandé s’il demandait aux gens de se tuer ; il a remis en question mon intelligence ; je lui ai raccroché au nez.

Depuis, il parle à mon répondeur.

Il le tutoie. Il l’appelle « ma chérie », « fouille-merde » et « pute de journaliste qui suce les bites des politiciens et de la grande finance pour oppresser les populations ».

La grande classe, quoi.

À travers les insultes, Crèvecœur explique à mon répondeur qu’il n’a pas l’intention de se suicider ni d’entraîner les gens dans le suicide. « C’est toi qui es en train d’entraîner les gens au suicide collectif en allant se faire vacciner. »

Méchant, maléfique répondeur.

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Il y a un quart de siècle, un autre citoyen belge avait un chalet dans les Laurentides. Lui aussi parlait de fin du monde à ses adeptes. Il s’appelait Luc Jouret.

Le gourou de l’Ordre du Temple solaire ne parlait pas d’élévation vibratoire, mais de transit. L’objectif n’était pas d’atteindre la cinquième dimension, mais l’étoile Sirius.

Le 4 octobre 1994, le chalet a brûlé. À l’intérieur, on a retrouvé cinq cadavres. Le lendemain, 48 corps ont été découverts en Suisse. Puis d’autres en France. Au total, 74 adeptes sont morts, dont 8 Québécois.

Dans une vidéo diffusée le 7 juin, Jean-Jacques Crèvecœur affirme que ça n’avait rien à voir avec un suicide collectif. « Ces gens ont été exécutés par les services secrets français, pour un certain nombre de raisons, c’est assez complexe… »

Nous voilà entièrement rassurés.