L’inclusion du chantier maritime Davie dans la Stratégie nationale de construction navale (SNCN) fait rêver à Lévis. Avec environ 8,5 milliards de dollars en contrats fédéraux à portée de main, on voit la construction navale devenir un secteur de pointe comme l’aéronautique à Montréal. Mais les fournisseurs de Davie ont du pain sur la planche pour ne pas rater le bateau.

(Portneuf et Lévis) Branle-bas de combat chez les fournisseurs

C’est encore « très manuel » dans l’usine de Charl-Pol située à Portneuf, où soudeurs et machinistes fabriquent d’imposantes structures qui entrent dans la construction de navires. Richard Tremblay est bien au fait de ce qu’il doit faire pour rester dans les bonnes grâces de Chantier Davie, avec qui l’entreprise fait affaire depuis trois décennies.

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Un travailleur de l’usine de Charl-Pol à Portneuf. Fondée en 1921, l’entreprise emploie aujourd’hui environ 400 personnes.

« Nous avons des équipes à l’international pour observer la robotisation de la production, explique le président de l’entreprise en entrevue. Quand on parle d’un nouveau secteur d’activité qui se développe, il faut que la chaîne d’approvisionnement se mette des chaussures de course pour être prête à partir. L’usine va être organisée autrement. Il va y avoir des équipements qui vont s’installer, et ça sera des robots. »

Plus de 70 % du coût d’un navire est investi à travers la chaîne d’approvisionnement d’un chantier maritime, selon les données de l’Organisation de coopération et de développement économiques. Pour un contrat de 8,5 milliards – le montant évoqué publiquement –, on parle d’environ 6 milliards.

L’enthousiasme est palpable chez les 900 fournisseurs québécois de la Davie (voir tableau). Pour eux, la construction potentielle de sept nouveaux brise-glaces à Lévis destinés à la garde côtière canadienne représente de nouveaux contrats lucratifs et l’émergence de la construction navale comme secteur de pointe au Québec.

Lisez « Sept brise-glaces construits à la Davie »

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Richard Tremblay, président de Charl-Pol

Je ne sais pas si les gens se rendent compte de ce qui se passe. C’est le début de quelque chose de grandiose. C’est un nouveau secteur économique qui naît.

Richard Tremblay, président de Charl-Pol

Pour des entreprises comme Charl-Pol, un équipementier industriel qui compte des alumineries et des sociétés minières parmi ses clients, cela signifie que le créneau de la construction navale est appelé à prendre une place plus importante au sein de son volume d’affaires. D’autres fournisseurs souhaitent la même chose.

Les yeux sur l’intégration

Il y a une multitude d’étapes à franchir pour construire un navire. Une fois la coque fabriquée, il faut intégrer les différents modules – qui proviennent des sous-traitants – dans lesquels on retrouve les espaces de vie et l’équipement qui fait fonctionner le navire. La chaîne d’approvisionnement doit donc être bien huilée pour éviter les retards et les imprévus. Les dirigeants d’entreprise rencontrés par La Presse en sont bien conscients.

Il n’y a aucune entreprise à Québec qui dispose des infrastructures pour répondre à tous les besoins d’un chantier naval.

Gaétan St-Jean, président d’EBM Laser

« La Davie est en train de se mettre à niveau, ce qui va forcer des fournisseurs à suivre le même niveau. Qui va monter de niveau ? C’est la question », lance le dirigeant de l’entreprise établie à Saint-Augustin-de-Desmaures.

Spécialisée dans le découpage en petits lots de pièces en acier ainsi qu’en aluminium, notamment, pour des secteurs comme la construction navale, l’aéronautique et la défense, l’entreprise a déjà commencé à préparer le terrain. Dans son cas, il s’agit d’une augmentation de son empreinte manufacturière. Pour répondre à la demande anticipée de la Davie et de ses autres clients, EBM Laser s’attend à voir sa surface de production de 65 000 pi2 (6000 m2) passer à 90 000 pi2 (8360 m2).

Il faudra également concevoir de plus grandes pièces si l’on construit de nouveaux bateaux chez Davie.

« On cherche déjà une autre usine pour fabriquer des composantes maritimes d’envergure, dit M. St-Jean. Si je veux concevoir la salle mécanique d’un bateau, c’est peut-être 30 pi sur 10 pi. Ça prendra une autre usine d’environ 40 000 pi2. »

Pourquoi se préparer de la sorte ? Les fournisseurs veulent mettre toutes les chances de leur côté pour éviter une répétition de ce qui se passe chez Vancouver Shipyards de Seaspan, en Colombie-Britannique, ainsi que chez Irving Shipbuilding, en Nouvelle-Écosse. Retenus par Ottawa en 2011 pour la construction de grands navires, ces deux chantiers maritimes sont éprouvés par des retards et des dépassements de coûts, ce qui retarde grandement les échéanciers de la Stratégie nationale de construction navale (SNCN).

S’inspirer d’ailleurs

Chez les sous-traitants de Davie, on veut reproduire ce qui a été fait pour l’Astérix, ce pétrolier transformé en ravitailleur en respectant les budgets et l’échéancier. Le navire avait été remis à la Marine royale canadienne à la fin de 2017.

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L’Astérix, ancien pétrolier transformé en ravitailleur pour la Marine royale canadienne

« Si l’on s’assoit sur nos lauriers, il y aura moins de retombées, dit M. Tremblay. Le 70 % de retombées pour la chaîne d’approvisionnement va peut-être passer à 30 %. Le gouvernement et la Davie ne baisseront pas les exigences techniques pour nous faire plaisir. »

Dans ce contexte, l’Association des fournisseurs de Chantier Davie Canada a organisé une mission commerciale en Europe, qui se déroule jusqu’à vendredi. La plupart des intervenants rencontrés par La Presse font partie de la trentaine de participants.

Cette tournée européenne prévoit entre autres des arrêts chez des géants comme Chantiers de l’Atlantique (France) et Naval Group (France). L’objectif : avoir une idée des améliorations à réaliser en s’inspirant du Vieux Continent.

« Il y a des retards extraordinaires dans la livraison de navires, lance Pierre Drapeau, président-directeur général de l’Association. C’est beau d’avoir une politique qui incite les chantiers à acheter ici. Mais s’il y a des retards, le programme [la SNCN] va sauter. Les fonctionnaires vont se dire qu’on est mieux de faire cela ailleurs. »

Nouveaux acteurs

Les retombées qui seront générées par Davie, si elle parvient à conclure ses négociations avec Ottawa, ne se limiteront pas à une hausse du volume d’affaires chez les sous-traitants. Certains fournisseurs espèrent pouvoir élargir leur relation d’affaires avec le chantier maritime. Des entreprises étrangères s’installent aussi à proximité de Lévis pour se rapprocher de Davie.

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Un soudeur de Qualifab à l’œuvre

L’entrepreneur en construction industrielle Descimco fournit de la main-d’œuvre spécialisée (monteurs, soudeurs, électriciens, peintres…) à Chantier Davie lors des pointes d’activité. Son président, Daniel Beaudoin, aimerait également voir l’autre entreprise qu’il dirige, Qualifab – un spécialiste de la tuyauterie industrielle –, tisser des liens d’affaires avec Davie.

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Daniel Beaudoin, président des entreprises Descimco et Qualifab

« En ce moment, leur mandat [à Davie], c’est surtout de la réfection de navires, explique M. Beaudoin. Cela ne génère pas beaucoup de besoins en fabrication de tuyauterie puisqu’on parle de modifications. Il y aurait un besoin plus évident avec de nouveaux navires. »

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Qualifab se spécialise en tuyauterie industrielle.

Bien implanté dans huit pays, le Groupe Almaco, qui offre des services clés en main pour la conception et la construction des « espaces de vie d’un navire » – superstructure, cabines, cuisines, etc. –, est en train de faire de même à Québec. Pour l’instant, son directeur du développement des affaires, Joseph Kerebel, est le seul représentant de la multinationale en territoire québécois.

Rencontré dans un hôtel de la Vieille Capitale, il explique que cela devrait changer.

« Cela dépendra des contrats que l’on obtiendra, mais on aimerait, à terme, avoir 10 ingénieurs et jusqu’à 40 à un certain moment », explique l’homme d’affaires.

Avec le chantier maritime Davie, Almaco était responsable de la conception de la superstructure – l’énorme module situé sur le pont principal qui abrite souvent la cabine de pilotage et d’autres espaces de vie – dans le cadre de la conception de l’Astérix. Elle avait été réalisée en Finlande avant d’être acheminée par bateau vers le Québec. Le portrait risque d’être différent pour les navires à construire dans le cadre de la SNCN.

« On a déjà commencé à travailler avec des fournisseurs potentiels locaux, souligne M. Kerebel. Il faut être local. Cela fait deux ans que l’on s’intéresse à cela [l’inclusion de la Davie à la stratégie fédérale]. L’objectif était de se préparer à répondre aux projets qui seront à réaliser. »

Si Almaco parvient à s’implanter en territoire québécois, la multinationale pourrait aussi « ouvrir la porte » à des sous-traitants québécois pour « travailler avec elle ailleurs dans le monde », laisse entendre M. Kerebel.

La Stratégie nationale de construction navale en quelques mots

Elle prévoit la construction d’une cinquantaine de navires pour la Marine royale canadienne et la garde côtière. On parle de neuf types de grands navires, dont des navires de combat. Dans le cas de Davie, il s’agira de la construction de six brise-glaces et d’un brise-glaces polaire. Les chantiers Seaspan (Vancouver) et Irving (Halifax) avaient été les deux seuls partenaires retenus en 2011. Le chantier maritime de Lévis vient d’être intégré. Ottawa doit maintenant négocier avec Davie pour boucler les négociations et établir un calendrier de livraison.

840 millions

Coût de la mise à niveau du chantier maritime Davie pour répondre aux exigences fédérales

520 millions

Somme allongée par Québec pour financer les travaux chez Davie

Source : gouvernement du Québec

Des retombées partout dans la communauté

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À Lévis, la rue Saint-Joseph devrait profiter du renouveau au chantier maritime Davie.

Dans le Vieux-Lévis, le chantier maritime Davie est de ces entreprises où l’on sait rapidement comment les choses vont. Vingt-cinq ans après l’ouverture du restaurant L’intimiste, son propriétaire, Martin Patry, est bien placé pour en parler.

« Quand ça roule, tout autour roule, explique le propriétaire de l’établissement, rencontré par La Presse. Ici, c’est surtout des cadres et la haute direction que l’on remarque. On appelle pour des réservations sur l’heure du lunch. On le sait assez vite. »

Le restaurateur ne dépend pas du chantier naval, situé à un peu moins de 4 km, pour boucler ses fins de mois. Mais au moment où l’on tourne la page sur la pandémie de COVID-19, difficile de ne pas se réjouir de la croissance anticipée chez Davie.

Si l’achalandage reprend du poil de la bête, il y a encore un manque à gagner du côté de la clientèle d’affaires. Par exemple, les employés du Mouvement Desjardins sont loin d’avoir réintégré le siège social de la coopérative à temps plein.

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Martin Patry, propriétaire du restaurant L’intimiste

On le voit. On s’entend que ça sera du présentiel chez Davie. Avec leurs fournisseurs, ils vont devoir aller manger quelque part le midi. On est à côté. Je vois cela d’un très bon œil. Ça va paraître.

Martin Patry, propriétaire du restaurant L’intimiste

Dans le secteur Lauzon à Lévis, la rue Saint-Joseph n’est plus l’artère commerciale d’antan. Avec le temps, les boutiques ont disparu du paysage. Les vagues de licenciements chez Davie – où des salariés bien rémunérés se retrouvaient au chômage – n’ont rien fait pour aider.

À l’intersection des rues Saint-Joseph et Monseigneur-Bourget, Accommodation Lauzon est l’un des rares commerces de proximité encore ouverts. Depuis deux décennies, il appartient à Daniel Côté. Son fils, Jean-Philippe, est actionnaire minoritaire.

« C’est un quartier qui a besoin d’amour, mais c’est un bon quartier, raconte-t-il. Quand on parle de Davie en effervescence, c’est très bon pour nous. On attendait cela depuis longtemps. On n’attend pas après cela pour vivre, mais avec ce qui s’en vient, c’est un bonus. »

Après une « lente dévitalisation » qui s’est échelonnée sur plusieurs décennies, le maire de Lévis, Gilles Lehouillier, espère lui aussi que la croissance qui attend le chantier maritime contribuera à redonner une vocation commerciale à la rue Saint-Joseph.

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Gilles Lehouillier, maire de Lévis

« Il faut s’attendre à un bouillonnement dans cette zone, affirme le politicien. C’est à peu près impossible qu’il n’y ait pas de restaurants et de restos-bars qui ouvrent dans ce coin. Il va y avoir d’autres commerces de voisinage. Cette rue est configurée pour une belle revitalisation. »

Il y a un peu moins de deux ans, Lévis avait par ailleurs débloqué 4 millions dans le cadre d’un chantier de revitalisation de la rue Saint-Joseph. Une partie de l’enveloppe était destinée à l’achat de six propriétés tandis que le reste de la somme (2,4 millions) était consacré à un programme de rénovation résidentielle.

Lisez « Les chantiers de la Ville de Lévis »