Pour Pierre Lavoie, le premier choc est survenu en 2013, quand son meilleur ami est mort subitement.

« Philippe Boivin était un super cycliste, on faisait tout ensemble, on s’entraînait, on mangeait ensemble, on voyageait ensemble. Il ne faisait aucun abus, n’a jamais fumé, ne prenait même pas de café. Il avait 51 ans. »

À la fin d’une banale randonnée à Chicoutimi, une passante l’a vu se ranger sur l’accotement, se pencher, puis tomber. Un incident cardiaque fatal.

En 2016, Donald Farley, deux fois olympien, considéré comme le meilleur fondeur de sa génération, est mort subitement aussi dans un entraînement de vélo. Il avait 46 ans. Arrêt cardiaque.

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Donald Farley, lors des qualifications des Jeux olympiques de Salt Lake City, en 2002

« Donald, c’était un athlète exceptionnel. On n’en revenait pas. »

Jean Gagnon, un autre proche dans la cinquantaine, « qui m’achetait mes skis de fond chaque année », est lui aussi tombé au combat.

L’été dernier, le réalisateur Philippe Belley est mort en plein entraînement, deux jours avant la date prévue de sa traversée du lac Saint-Jean, qu’il devait faire avec sa fille, et qu’il documentait pour un film. L’entraînement avait été long et rigoureux pour cette épreuve de 26 kilomètres. Il était en pleine forme. Il avait 39 ans. « On a formé des équipes et on a traversé le lac à relais avec sa fille. C’était extrêmement émouvant. »

Puis, voilà deux semaines, Jean-Arthur Tremblay, un autre proche de Pierre Lavoie, est mort à 63 ans de ce qui ressemble à un arrêt cardiaque. « Jean-Arthur, c’était un leader, un gars que je donnais en exemple, un modèle. C’était un athlète de haut niveau, un gars qui avait déjà couru [en] 2 h 29 min [un] marathon, un des meilleurs fondeurs au Québec. »

Il était de tous les défis les plus extrême – ultramarathons, raids de toutes sortes –, et ce, hiver comme été.

Ça commençait à faire beaucoup d’accidents tout près de lui…

À la tristesse de perdre des amis s’ajoutait une inquiétude pour sa propre santé, après des décennies d’entraînement intensif.

Sans compter que, pour un grand promoteur de l’activité physique, ces morts subites tout près de lui font désordre. C’est un peu ce qu’il fait dans la vie : dire aux gens de faire du sport.

Lavoie, 57 ans, ne s’entraîne pas autant qu’à l’époque pas si lointaine où il était champion du monde d’Ironman dans sa catégorie d’âge. N’empêche : son corps ne connaît pas tellement le repos. Vélo, course à pied, nage, ski de fond : c’est au moins 10 heures par semaine. Puis, fin mars, il commence son entraînement intensif pour son Grand défi. En 10 semaines, il avale 6000 km, qu’il grêle, qu’il neige ou qu’il pleuve.

On est la première génération d’athlètes d’endurance [depuis] des décennies au Québec, on est autour de la soixantaine, c’est toute une cohorte qui arrive. Et ces sports-là sont de moins en moins marginaux, de plus en plus pratiqués. On fait quoi ?

Pierre Lavoie, athlète et cofondateur du Grand défi Pierre Lavoie

Il a appelé des cardiologues, dont Martin Juneau, directeur de la prévention à l’Institut de cardiologie de Montréal.

« Je lui ai dit : “Arrêtez de ramasser des dossiers, faites de quoi ! C’est quoi, vos recommandations ?” »

Le DJuneau a sauté sur l’idée. La semaine dernière, il a décidé d’entreprendre une étude approfondie sur le cœur d’athlètes d’endurance de longue carrière.

« On a tellement de problèmes avec la sédentarité, alors quand je m’adresse aux médecins pour parler d’exercice, je parle surtout des bienfaits de l’exercice. Je ne m’attarde pas trop aux problèmes des excès, dit le DJuneau. Mais on sait qu’ils existent. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Le DMartin Juneau, cardiologue et directeur de la prévention à l’Institut de cardiologie de Montréal

« Jusqu’à 90 minutes de marche par jour, ou 40 minutes de course à pied, les bénéfices sont énormes. Au-delà, ça plafonne, et à très, très haut volume, ça redescend. »

Qu’est-ce qu’un haut volume ? Il parle de plus de 20 heures par semaine. Mais justement, ça aussi, ça doit être précisé.

Depuis une dizaine d’années au moins, l’idée qu’on ne peut pas faire trop d’exercice est contestée par plusieurs groupes de chercheurs.

Le DMartin Juneau, cardiologue et directeur de la prévention à l’Institut de cardiologie de Montréal

« On a documenté des cas plus fréquents de fibrillation [battements cardiaques irréguliers] chez de grands athlètes de type aérobie [ski de fond, vélo, course de fond]. Des chercheurs scandinaves ont observé des taux de quatre à cinq fois plus élevés chez les fondeurs de haut niveau que chez la population moyenne du même âge. Ce n’est pas nécessairement mortel, mais ça peut créer des embolies pulmonaires.

« C’est un peu inquiétant. On a étudié les mécanismes ici chez des rats qu’on entraînait à faire des marathons très régulièrement. L’oreillette gauche grossit, perturbe la conduction électrique et entraîne plus de fibrillation.

« Parmi les étudiants, il y a plusieurs amateurs d’ultra-trail. C’est une mode qui prend beaucoup d’ampleur. Je leur dis : “Si ça vous passionne, faites-le, mais ne pensez pas que ça va améliorer votre santé.” »

Les cœurs d’athlètes

Pendant un an, son jeune collègue, le DFrançois Simard, a passé ses journées à examiner le cœur des joueurs du FC Barcelone et des athlètes olympiques espagnols.

Ce spécialiste de la cardiologie sportive s’est joint récemment à l’Institut et participera à cette recherche.

« Le problème, c’est de définir ce qui est excessif. Il y a un grand mouvement de course à pied et de sports d’endurance extrêmes depuis quelques années. On commence à peine à avoir des réponses à nos questions.

« Ce qui est connu, c’est que l’entraînement [de] haut niveau modifie le cœur, et pas seulement pour le mieux. L’oreillette gauche prend du volume, les artères aussi, en plus de présenter plus de calcification. Ce n’est pas forcément délétère, en ce que ça permet de stabiliser les plaques de cholestérol. Ça n’en est pas moins un changement irréversible.

« On observe souvent de la fibrillation chez les athlètes de haut niveau. Ce n’est pas nécessairement dangereux, ça se traite. »

On observe également davantage de « fibroses », sortes de cicatrices sur le cœur, chez les athlètes d’endurance.

On ne sait pas encore s’il y a un lien entre ces changements et les morts subites qu’on observe de temps à autre. Il se peut qu’ils modifient les connexions électriques dans le cœur et que ce soit la cause de l’arythmie.

On ne sait pas non plus à quel niveau les athlètes victimes de ces arrêts cardiaques fatals étaient affligés de ces problèmes, qu’on ne rencontre pas chez tous les athlètes.

Sans compter que les morts sur le long terme peuvent avoir de nombreuses causes.

« Je ne suis pas sûr que le cœur de Maradona se soit arrêté à cause du surentraînement », glisse le DSimard.

Bref, il y a de quoi fouiller.

En attendant les défibrillateurs

Le DPaul Poirier, de l’Institut de cardiologie de Québec, n’attendra pas le résultat de ces études. Pour lui, le combat est simple : équiper le Québec de défibrillateurs. Et critiquer les « extrêmes ».

« La mort subite, par définition, tu ne peux pas prédire ça, dit le DPoirier. On fait des dépistages dans les grands clubs de soccer européens, et ça ne change rien. »

On aurait fait passer tous les tests imaginables au joueur de soccer danois Christian Eriksen la veille de son arrêt cardiaque en plein Euro l’été dernier qu’on n’aurait rien détecté, opine le cardiologue.

« Ce qui l’a sauvé, c’est le défibrillateur. C’est là-dessus qu’il faut travailler. En Ontario, la loi oblige tous les endroits publics à avoir un défibrillateur [un appareil qui coûte 1000 $]. Au Québec, il en manque des milliers. Un enfant de 5année peut être formé à faire fonctionner ça. Toutes les écoles devraient en avoir, pas pour les enfants, mais pour les morons comme moi qui vont jouer au hockey-balle dans les gymnases. »

Un athlète est une personne s’entraînant plus de 10 heures par semaine, dit-il.

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

Le DPaul Poirier, cardiologue

« Les athlètes sont habitués à souffrir. Ils nient leurs symptômes et, en plus, ils ont souvent des symptômes bâtards : ça ne se présente pas comme dans le livre. Ils se plaignent de ne pas avoir de jambes, d’avoir mal à l’épaule droite, etc.

« Il faut respecter ce pour quoi notre corps est fait. On n’est pas faits pour faire ce que Shea Weber fait. Quand je vois des gens courir le midi à 40 °C, je m’arrête et je leur dis : “Vous allez faire un bon donneur [d’organes] !”

« Les extrêmes, ça n’est jamais bon. Les sédentaires comme les triathlètes : on n’est pas faits pour ça. Mais c’est aussi difficile de modérer un athlète que de faire bouger un béluga échoué sur une plage de Floride dans un Speedo blanc. Lui [le béluga], si je lui dis de faire 150 minutes d’exercice par semaine, ça va le décourager. Si je dis aux crinqués qui font des ultramarathons d’arrêter, ils ne m’écouteront pas. Tu les dilates le vendredi, ils retournent s’entraîner le lundi.

— C’est quoi, la définition de "crinqué" ?

— Vous faites des marathons en plus ou moins de 3 h 30 min ?

— Euh, pas beaucoup moins…

— Vous êtes un crinqué.

— Mais docteur…

— Ce que je dis aux crinqués, ça n’est pas d’arrêter, c’est de consulter s’ils ont des symptômes. Une douleur à l’effort, même atypique ? Faites-vous examiner. »

Rectificatif
Dans une version précédente de ce texte, Martin Juneau a été présenté erronément comme directeur de la recherche à l’Institut de cardiologie de Montréal. Or, le Dr Juneau est directeur de la prévention à l'ICM.