Les refuges pour femmes en itinérance de Montréal lancent un cri d’alarme : ils voient défiler de plus en plus de femmes aînées en perte d’autonomie, comme Nicole, poussées à la rue par la crise du logement qui sévit maintenant toute l’année. Ces femmes qui auraient besoin de soins particuliers doivent plutôt affronter la vieillesse dans le plus grand dénuement.

Une première situation d’itinérance tardive

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Chez Doris, organisme pour femmes sans-abri de l’ouest du centre-ville, les femmes qui se déplacent à l’aide d’une canne ou d’un déambulateur sont nombreuses.

Nicole n’avait jamais connu la rue avant de se retrouver sans-abri, à 67 ans. Elle n’est pas la seule. Les refuges pour femmes en situation d’itinérance viennent en aide à de plus en plus d’aînées, victimes de la crise du logement qui sévit désormais toute l’année.

Elles ont passé le mitan de leur vie en logement. C’est dans la rue qu’elles abordent leur vieillesse. Les refuges pour femmes itinérantes lancent un cri d’alarme : ils ne sont pas équipés pour faire face à cette nouvelle vague de femmes en perte d’autonomie, incapables de se loger en raison du coût élevé des loyers et du manque de place en CHSLD.

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Nicole s’est retrouvée en situation d’itinérance à 67 ans.

Comme Nicole, qui a accepté de nous raconter son histoire dans une maison de chambres de l’organisme Le Chaînon, sur le Plateau Mont-Royal, à Montréal.

Avec ses cheveux blancs coupés au carré et son maquillage délicat, difficile d’imaginer Nicole dans la rue. Pourtant, un soir d’avril 2021, elle s’est retrouvée à l’accueil de ce refuge pour femmes.

Nicole vivait auparavant avec sa fille en Mauricie. La colocation a mal viré. Sa fille est partie, l’a abandonnée, raconte-t-elle. Nicole s’est retrouvée dans une maison loin de tout, sans voiture pour aller à l’épicerie, sans ses médicaments pour son diabète.

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Les refuges pour femmes itinérantes, comme Chez Doris, voient de plus en plus de femmes aînées se tourner vers eux.

Les sœurs de Nicole l’ont aidée. Mais à 67 ans, cette femme n’avait pas les moyens de louer un logement. Et nulle part où aller. « Je me sentais vraiment démunie, parce que si Le Chaînon ne m’avait pas prise, j’étais dans la rue, carrément dans la rue », souligne-t-elle.

Si Nicole a réussi à obtenir une chambre dans un immeuble de l’organisme destiné aux femmes de 55 ans et plus, elle ne pourra pas y rester pour le reste de sa vie. Et derrière elle, de nombreuses autres attendent leur tour.

« Pas en sécurité dans la rue »

Au Chaînon, on parle d’une « vague » d’aînées nouvellement itinérantes.

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Sonia Côté, PDG de l’organisme Le Chaînon

Avec les rénovictions, c’est la vague qu’on a vue arriver ici. Ce sont des femmes plus âgées, intimidées par leur propriétaire, qui subissent une augmentation de loyer importante. Elles sont passées à travers leurs économies, elles n’ont plus d’argent, elles arrivent au Chaînon avec des cannes, des marchettes. Plus qu’avant.

Sonia Côté, PDG du Chaînon

Ce vieillissement de la population de sans-abri se vit d’un bout à l’autre de la métropole. Et même dans toute l’Amérique du Nord, comme en témoigne un récent article du Washington Post.

Lisez l’article du Washington Post (en anglais)

« On voit des femmes âgées qui sortent de l’hôpital, qui devraient être en CHSLD, mais qui arrivent ici. Et on ne sait pas quoi faire », dénonce Elyzabeth Garant, coordonnatrice du volet femmes de la Mission Old Brewery.

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Le pavillon Patricia-Mackenzie de la Mission Old Brewery offre notamment 46 lits d’urgence pour femmes dans le quartier de Centre-Sud, à Montréal. Sur la photo, Marcelle Mailloux dîne dans la cuisine de l’étage des femmes autonomes.

Le pavillon Patricia-Mackenzie de la Mission Old Brewery offre notamment 46 lits d’urgence pour femmes dans le quartier Centre-Sud, à Montréal. La devanture de l’édifice en brique est décorée d’une grande murale fleurie. À l’intérieur, des fenêtres laissent entrer la lumière printanière. Au milieu de l’après-midi, des femmes sirotent un café, installées à des tables en bois. D’autres jasent en fumant à l’entrée.

« On est zéro adaptés [pour les personnes en perte d’autonomie], poursuit Mme Garant. On n’a pas de bains, on n’a pas de marchepieds, on n’a pas de barre dans nos douches, on a des lits à deux étages. On n’est pas à l’aise, ça demande beaucoup aux intervenantes et on n’a pas le personnel nécessaire. Mais en même temps, ces femmes ne sont pas en sécurité dans la rue. »

Le Partenariat pour la prévention et la lutte à l’itinérance des femmes – qui regroupe cinq organismes destinés aux femmes itinérantes à Montréal – constate aussi une hausse du nombre de femmes vieillissantes, affirme la porte-parole Julie Chevalier.

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Julie Chevalier, porte-parole du Partenariat pour la prévention et la lutte à l’itinérance des femmes et directrice générale des Maisons de l’Ancre

On fait face à des enjeux tels qu’on devrait se transformer en infirmières ou en préposées aux bénéficiaires. Le manque de places en CHSLD ou dans les HLM pour les personnes âgées, ça fait en sorte que ça retombe dans notre assiette.

Julie Chevalier, porte-parole du Partenariat pour la prévention et la lutte à l’itinérance des femmes et directrice générale des Maisons de l’Ancre

Une tendance qu’observe aussi Céline Bellot, directrice de l’Observatoire des profilages. « On est dans des enjeux de gériatrie, ces femmes n’ont pas de problème d’itinérance ! », lance-t-elle en entrevue. Qu’une femme âgée se retrouve en refuge était « anecdotique » il y a sept ans, affirme Mme Bellot, qui étudie l’itinérance depuis 30 ans. Désormais, c’est fréquent. « On voit de plus en plus de sorties d’hôpital “sèches”, où on offre à ces femmes des billets de taxi vers le refuge le plus proche », dénonce-t-elle

Et les refuges ne sont pas faits pour ça, ajoute celle qui enseigne à l’Université de Montréal. « Ça devrait être au réseau de la santé et aux services sociaux de se préoccuper de la santé de ces personnes-là », tranche-t-elle.

De nouveaux visages

Non seulement ces femmes sont plus âgées, mais elles sont aussi dans la rue pour la première fois.

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Marina Boulos-Winton, directrice générale de Chez Doris

« Parfois, ces femmes vont perdre un logement parce qu’elles s’occupaient d’un membre de leur parenté malade. Puis cette personne est décédée et le bail n’était pas à leur nom. Elles ont de la difficulté à trouver un appartement », raconte Marina Boulos-Winton, directrice générale de Chez Doris.

Situé dans l’ouest du centre-ville, cet organisme est l’un des seuls à offrir des services adaptés aux femmes itinérantes anglophones.

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À l’heure du souper Chez Doris

À l’heure du souper, des dizaines d’entre elles profitent d’un repas chaud. Certaines passeront la nuit au refuge d’urgence, situé de l’autre côté de la rue. Ici aussi, les déambulateurs et les cannes sont légion.

Ce qui choque surtout Mme Boulos-Winton, c’est le nombre de nouveaux visages dans le refuge. « Je n’ai jamais vu autant de nouvelles personnes », lance-t-elle.

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Le nouveau refuge de nuit de Chez Doris, dans l’ouest du centre-ville de Montréal, offre des lits accessibles pour les femmes à mobilité réduite.

Comme Glendan Gantman, âgée de 55 ans. Elle s’est retrouvée chez Doris en décembre après avoir été évincée de l’hôtel où elle vivait avec son ex-conjoint violent, nous raconte-t-elle.

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Glendan Gantman, 55 ans

On a beaucoup de femmes de 45 ans et plus qui sont dans une première situation d’itinérance. Avant, on avait beaucoup de femmes en haut de cet âge-là, mais elles avaient passé des années dans la rue.

Elyzabeth Garant, coordonnatrice du volet femmes de la Mission Old Brewery

La pandémie a exacerbé les inégalités sociales, surtout chez les femmes, analyse Julie Chevalier. « Elles ont été plus touchées par les difficultés financières, et celles à la croisée des oppressions – les femmes aînées, très jeunes, immigrantes ou qui ont des problèmes de santé mentale – encore plus. »

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Elyzabeth Garant, coordonnatrice du volet femmes de la Mission Old Brewery

Selon Nicole, qui a travaillé toute sa vie dans des organismes communautaires, les élus doivent en faire davantage : « Si les politiciens vivaient ce que nous, on vit, deux jours dans la rue, sans rien avoir, à être mal pris, je me demande comment ils réagiraient. »

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Nombre de places en hébergement d’urgence ou transitoire pour femmes seulement à Montréal

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Nombre total de places en hébergement d’urgence ou transitoire pour hommes, femmes et mixte à Montréal

Source : Santé Montréal

De nouvelles réalités sur le terrain

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Au Chaînon, les femmes migrantes, immigrantes ou sans-papiers représentent désormais 12 % de la clientèle, contre 1 % ou 2 % l’an dernier, selon Sonia Côté, PDG de l’organisme.

Le vieillissement des femmes n’est pas le seul élément nouveau auquel les organismes en itinérance doivent faire face. Voici cinq réalités qui ajoutent des défis à leur quotidien.

Migrantes

Des femmes immigrantes, demandeuses d’asile ou sans-papiers se retrouvent de plus en plus dans les ressources en itinérance de la métropole. Au Chaînon, elles représentent désormais 12 % de la clientèle, contre 1 % ou 2 % l’an dernier, selon Sonia Côté, PDG de l’organisme. Enjeux liés à la langue, traumatismes, documents d’immigration, absence de revenu : les intervenantes doivent composer avec de nouvelles réalités. « Vive Google Translate ! », lance à la blague Elyzabeth Garant, de la Mission Old Brewery. Puis, sérieuse : « Une femme migrante s’est présentée ici une fin de semaine avec ses cinq enfants. » Aux Maisons de l’Ancre – qui offrent de l’hébergement à plus long terme –, un logement est désormais réservé pour une femme immigrante ou demandeuse d’asile qui aurait besoin d’aide dans toutes ses démarches.

Femmes trans

Certains organismes observent une augmentation de la fréquentation par des femmes trans ou ayant une autre identité de genre. « Mon impression, c’est que les femmes trans qu’on reçoit sont les plus poquées qu’on a dans nos services, observe Elysabeth Garant. Elles sont plus ostracisées, ce sont souvent de grandes consommatrices, elles ont vécu plus de rejet, de traumas, d’abus. Ce sont parmi les femmes les plus vulnérables qu’on accueille. » Les femmes trans sont accueillies dans toutes les ressources citées dans cet article.

Plus malades

Les femmes arrivent de plus en plus malades, physiquement et psychologiquement, aux dires de tous les organismes. « Il y a beaucoup de violence conjugale. Il y en a une qui a reçu un coup de bûche à travers la tête. Une femme qui a eu une opération au dos parce qu’elle s’est fait battre. Je ne voyais pas ça avant, du moins pas à ce point », souligne Sonia Côté, du Chaînon. La question de la santé mentale est aussi omniprésente. « Il y a beaucoup de femmes qui ont de la schizophrénie, des problèmes d’anxiété, de paranoïa. Il faut former notre personnel, et on n’a pas nécessairement cette expertise-là », renchérit Marina Boulos-Winton, de Chez Doris.

Invisibles

Les femmes représentent environ 25 % des personnes en situation d’itinérance, selon le Partenariat pour la prévention et la lutte à l’itinérance des femmes. Mais on les voit peu dans la rue. « [Elles sont invisibles] par mécanisme de survie, de protection, détaille la porte-parole Julie Chevalier. Elles vont toujours bouger. Elles ne vont pas être assises, à quêter, pour éviter la stigmatisation, mais aussi des prédateurs. » « Les femmes itinérantes vont dormir dans des voitures, dans des cafés. Le jour, elles vont aller s’asseoir dans des bibliothèques. Donc on ne les voit pas. Et c’est difficile de les repérer, parce qu’elles s’habillent de façon à ce que ça ne paraisse pas », ajoute Mme Chevalier.

Pauvres

Environ une femme sur trois arrive au Chaînon sans aucune source de revenus, explique Sonia Côté. « Elles n’ont ni pension ni aide sociale. Elles ont déménagé, perdu leurs documents ou elles n’y sont pas admissibles pour toutes sortes de raisons. Ça demande d’être organisé [maintenir une source de revenus], d’avoir accès à l’internet aussi. » La pauvreté est l’une des premières raisons qui mènent à la rue, et qui empêchent d’en sortir, vu la hausse du coût des loyers. Les ressources pour femmes itinérantes manquent aussi de place, et les nombres de refus sont en croissance, selon tous les organismes interrogés.