(Québec) Les plaintes et les signalements pour maltraitance envers une personne âgée ou un adulte vulnérable ont bondi de 50 % en un an. Ils ont même triplé en quatre ans. On est pourtant loin d’avoir tout vu : le phénomène est plus répandu encore et les cas sont sous-déclarés malgré les obligations prévues dans une loi.

Ce qu’on reçoit comme plaintes, c’est le flocon sur l’Everest !

Le nombre de plaintes et de signalements pour maltraitance envers des aînés et des adultes vulnérables a explosé au Québec dans les dernières années, tant dans les réseaux public que privé.

Au total, 2870 cas de maltraitance ont été dénoncés aux autorités du réseau de la santé en 2021-2022, surtout dans les CHSLD. Il y en avait 866 en 2018-2019, première année complète d’application de la Loi visant à lutter contre la maltraitance envers les aînés et toute autre personne majeure en situation de vulnérabilité. Adoptée en 2017, elle a été bonifiée en 2020 puis en 2022.

En outre, la loi oblige les travailleurs du réseau de la santé et les professionnels à signaler « sans délai » toute situation de maltraitance dont ils sont témoins ou qu’ils soupçonnent contre un aîné ou un adulte vulnérable hébergé dans un CHSLD privé ou public, une résidence pour aînés, une ressource intermédiaire (RI) ou de type familial (RTF). On leur demande aussi de dénoncer les abus qu’ils constatent lors d’une visite au domicile d’un patient. Ils doivent faire le signalement auprès du commissaire local aux plaintes et à la qualité des services de leur CISSS ou de leur CIUSSS.

La maltraitance a plusieurs visages. C’est un employé qui rudoie un aîné ou une personne souffrant d’un problème de santé mentale. Un résidant qui en agresse sexuellement un autre. Un fils qui abuse financièrement d’un parent.

La maltraitance peut être « organisationnelle » : on ne change pas régulièrement la culotte d’incontinence des résidants, on les prive de soins d’hygiène de base, on les laisse alités pendant des heures, on leur impose des mesures de contention excessives. Le manque de personnel ou une formation déficiente des employés sont parfois à l’origine de ces pratiques.

Les commissaires sont chargés de traiter ces signalements – tout comme les plaintes provenant d’un usager, d’un membre de la famille ou d’un tiers. Ils en font le bilan annuellement. Les données rassemblées par La Presse sont tirées d’une compilation de leurs rapports et d’une brève analyse de la mise en œuvre de la loi produite par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS).

Pour en savoir plus sur la façon de porter plainte

Consultez la page du Régime d’examen des plaintes du réseau de la santé et des services sociaux

Pour en savoir plus sur les dispositions de la loi pour contrer la maltraitance 

Consultez la page du gouvernement du Québec consacrée à la loi

« Sous-signalement »

« Ce qu’on reçoit [comme plaintes et signalements], ce n’est pas la pointe de l’iceberg, c’est le flocon sur l’Everest ! », lance le président du Regroupement des commissaires locaux aux plaintes et à la qualité des services, Jean-Philippe Payment.

Selon lui et d’autres commissaires, les cas sont sous-déclarés. Il en vient à la conclusion que « nous sommes collectivement loin d’atteindre l’objectif réel de faire cesser la maltraitance dans nos communautés ».

Au CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal, où M. Payment est commissaire, 134 plaintes et signalements ont été déposés l’an dernier. C’est une hausse de 150 % en un an, mais c’est loin d’être le portrait réel de l’ampleur du phénomène selon lui.

Il en veut pour preuve une vaste enquête publiée en 2020 par l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) selon laquelle 6 % des aînés vivant à domicile sont victimes de maltraitance.

Quand on recoupe les données, […] je devrais être, je crois, à plus de 2000 dossiers par année [et non à 134].

Jean-Philippe Payment, président du Regroupement des commissaires locaux aux plaintes et à la qualité des services

« Il y a des gens qui ne dénoncent pas pour toutes sortes de raisons. […] Des employés craignent que ça se retourne contre eux », lance-t-il, rappelant que la loi interdit pourtant les mesures de représailles. Il rappelle que les signalements sont traités de façon confidentielle et qu’ils peuvent être faits sous le sceau de l’anonymat. La loi lève en plus le secret professionnel dans certaines situations, ce que des professionnels ignorent, selon lui.

Sa prédécesseure Maude Laliberté a attaché le grelot sur le « sous-signalement » de la maltraitance dans un rapport il y a un an. Différents facteurs peuvent l’expliquer, écrit-elle. « Les aînés pourraient ne pas souhaiter dénoncer ou demander de l’aide, par peur des répercussions, par dépendance à l’égard de la maltraitance, pour divers motifs tels que des sentiments de honte ou de culpabilité, ou encore par résignation. Ensuite, il est possible que les membres du personnel connaissent mal les ressources disponibles et les politiques d’établissement, ou même banalisent le phénomène de la maltraitance. »

« Est-ce que les membres du personnel vont nous rapporter de la maltraitance systémique [organisationnelle, NDLR] ? Non, absolument pas », déplore d’ailleurs Jean-Philippe Payment.

« Avec la rareté de la main-d’œuvre que l’on voit en ce moment, il y a de la normalisation qui s’opère dans la tête des gens. Il en existait avant, mais il en existe encore plus », ajoute-t-il.

« Ne pas avoir la moitié du personnel qu’on devrait avoir selon les ratios minimaux et que ça devient récurrent […], ça ne fonctionne pas. »

Si on est dans un établissement public et qu’on est à découvert sur tous les chiffres de soir pendant trois mois, pour moi, je suis désolé, s’il n’y a pas d’actions entreprises pour régler le problème, ça peut constituer de la maltraitance [organisationnelle].

Jean-Philippe Payment, président du Regroupement des commissaires locaux aux plaintes et à la qualité des services

« Est-ce que les commissaires ont toute la latitude pour pouvoir ouvrir ce type de dossiers là ? Ça va dépendre d’un établissement à l’autre […], de l’entente entre le commissariat et la haute direction », révèle-t-il.

Jean-Philippe Payment souligne également que des cas de maltraitance ne sont pas signalés au commissaire, mais plutôt rapportés à des gestionnaires. Ces cas « administrativement filtrés » échappent donc à l’attention du commissaire. Il ne croit toutefois pas que les directions cherchent à camoufler la maltraitance car elles prennent des mesures pour la faire cesser. Ces dossiers ne sont toutefois pas comptabilisés. Ils passent sous le radar des commissaires et, par conséquent, du grand public.

Les CISSS et les CIUSSS agissent rapidement contre un employé qui, par exemple, maltraite un aîné hébergé en CHSLD. « Il n’y a pas de niaisage » et « il n’y a pas de pardon », insiste M. Payment. Il rappelle que les commissaires font des recommandations à la direction, mais qu’ils n’ont pas le pouvoir d’appliquer eux-mêmes des sanctions.

L’employé visé est rapidement suspendu et, au terme de l’enquête, il est congédié si la preuve est suffisante. « Ça existe pour vrai et c’est une réalité courante », soutient-il, ce que confirment les rapports des commissaires qui n’entrent toutefois pas dans les détails. M. Payment ajoute que les employés qui ont été témoins de maltraitance mais qui ne l’ont pas dénoncée sont suspendus par l’employeur.

« Dans les résidences pour aînés, c’est un autre monde », indique de son côté le commissaire du CIUSSS de la Capitale-Nationale, Jacques Beaulieu.

Ce sont des promoteurs privés. Le commissaire n’a pas autant d’emprise à ce niveau-là. Ils gèrent leur personnel selon leur politique de gestion. Parfois, il y a un peu plus de récurrence : on retrouve les mêmes personnes [maltraitantes] un peu plus souvent.

Jacques Beaulieu, commissaire aux plaintes du CIUSSS de la Capitale-Nationale, à propos des RPA

« Je ne voudrais pas généraliser non plus », ajoute-t-il.

C’est sur son territoire qu’il y a eu le plus de plaintes et de signalements, 367. « Il y a une sensibilisation beaucoup plus grande des employés et il y a un intérêt de la part de l’établissement à former les employés, explique-t-il. C’est une loi, une obligation, alors ce n’est pas “je peux faire le signalement”, c’est “je dois faire le signalement”. »

Dans son rapport, le commissaire du CISSS du Bas-Saint-Laurent, Éric Parent, dit avoir reçu « bon nombre de situations préoccupantes où des propriétaires de RPA étaient à bout de souffle, rendant difficile la dispensation des services ». Des cas de maltraitance ont été dénoncés et les mesures nécessaires ont été prises pour les régler, ajoute-t-il.

« Nous demeurons malgré tout préoccupés par le contexte de l’hébergement en communauté, particulièrement ce qui touche les RPA, RI, RAC [résidences à assistance continue, NDLR] et RTF, écrit-il. Les effets psychologiques de la COVID-19 sont perçus, le personnel est plus fragile et les responsables de ressources ont de moins en moins de moyens pour subvenir aux besoins des [résidants]. »

900 histoires non déclarées

Malgré la hausse des plaintes et des signalements, « on est vraiment en situation de sous-déclaration de la maltraitance », confirme Marie-Josée Boulianne, commissaire au CISSS des Laurentides. Elle a constaté au cours de la dernière année que beaucoup de cas ne lui sont pas signalés. Un bon nombre est plutôt répertorié dans d’autres bases de données auxquelles elle n’avait pas accès, comme celle des intervenants en soins à domicile des CLSC. Elle y a découvert 419 situations de maltraitance qui avaient été traitées par ces intervenants en 2021-2022.

Ce n’est pas tout. Le registre des accidents et des incidents contenait des cas de maltraitance que les établissements avaient traités, mais qui ne lui avaient pas été signalés, a-t-elle découvert. Au total, « 504 situations ont été déclarées impliquant un usager ayant été blessé lors d’une agression avec un autre usager, soit par un prestataire de soins ou de service ».

« On est loin des 64 situations qui m’ont été officiellement déclarées ! » lance la commissaire. Selon elle, des intervenants ne lui ont pas signalé ces cas « soit par manque de temps ou par méconnaissance de la Politique de lutte contre la maltraitance ».

Mais le résultat est évident : l’ampleur de la maltraitance est sous-estimée. Or, l’objectif de la loi est non seulement de lutter contre la maltraitance, mais aussi « d’avoir le portrait le plus juste de ce qui se passe », insiste Mme Boulianne. « Il faut augmenter la connaissance de la loi, donner plus de formations et d’accompagnement pour rappeler l’importance de signaler. »

Des commissaires en « position inconfortable »

PHOTO RYAN REMIORZ, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Les commissaires locaux aux plaintes et à la qualité des services sont dans une « position inconfortable » face aux conseils d’administration des CISSS et des CIUSSS. Et les amendes prévues à la loi pour lutter contre la maltraitance ne sont toujours pas en vigueur.

Sous-financement décrié

Les commissaires locaux aux plaintes et à la qualité de services se trouvent dans « une position inconfortable » en étant des employés des conseils d’administration des CISSS et des CIUSSS, selon le président de leur Regroupement. « À partir du moment où je suis sous un conseil d’administration dont certains membres ont des intérêts opposés aux miens, où ils peuvent être la cible de plaintes et décider de mon budget, je suis dans une position inconfortable », souligne Jean-Philippe Payment. Il en vient à dire qu’ils se trouvent sur un « siège éjectable ». Les commissaires devraient plutôt relever du Ministère, selon lui. Ils manquent également de moyens. « J’estime, à l’instar de plusieurs de mes collègues commissaires dans la province, que l’ajout de missions sans ajout de financement par les décisions ministérielles successives ainsi que le sous-financement chronique des activités par les Conseils d’administration des institutions de santé de partout à travers la province ont précarisé le régime d’examen des plaintes », écrit-il dans son rapport.

Les amendes se font attendre

Une loi adoptée l’an dernier prévoit des amendes aux auteurs de maltraitance : de 5000 à 125 000 $ dans le cas d’une personne physique, de 10 000 $ à 250 000 $ pour un établissement ou une personne morale. Pour des membres du personnel qui omettent de dénoncer la maltraitance dont ils sont témoins ou qu’ils soupçonnent, les amendes s’élèvent à de 2500 $ à 25 000 $. Or ces sanctions ne sont toujours pas en vigueur. Le ministère de la Santé et des Services sociaux dit « travailler actuellement à la mise en œuvre de ces dispositions ». « Une procédure visant à faire une demande pour effectuer une inspection ou une enquête visant à émettre une possible sanction pénale sera disponible sous peu », dit-il. Environ 45 inspecteurs et enquêteurs ont été embauchés, mais ne sont toujours pas formés. Ils traiteront des dossiers de maltraitance, mais analyseront aussi des infractions à d’autres lois et règlements sous la responsabilité du Ministère (sur le tabagisme, le cannabis et la certification des résidences privées pour aînés, par exemple).

Du progrès, selon Québec

Pour la commissaire-conseil au régime d’examen des plaintes du ministère de la Santé et des Services sociaux, Dominique Charland, « il y a énormément de progrès qui ont été faits pour sensibiliser les milieux » aux dispositions de la loi. « C’est un des facteurs qui contribuent à la hausse constatée dans la majorité des centres intégrés » dans le nombre de plaintes et de signalements. Elle anticipe une autre augmentation importante en 2022-2023 parce que le signalement obligatoire de la maltraitance dans les résidences privées pour aînés, les ressources intermédiaires ou de type familial est entré en vigueur le printemps dernier, après une bonification apportée à la loi. Elle perçoit la hausse des plaintes et des signalements « positivement », car c’est la preuve que l’« on est en action pour éradiquer la maltraitance », affirme-t-elle.

Congédiements d’employés, fermetures forcées

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Les plaintes et les signalements mènent dans certains cas au congédiement d’employés, à des plaintes à la police et à la fermeture de ressources d’hébergement. Survol de la situation dans les trois régions où il y a eu le plus de dossiers en 2021-2022.

Capitale-Nationale : hausse des plaintes de 157 %

Parmi les 367 plaintes et signalements, en hausse de 157 % en un an, environ la moitié concerne la maltraitance physique. Les autres dossiers font état de maltraitance psychologique ou organisationnelle principalement.

Des employés ont été congédiés parce qu’ils ont maltraité physiquement ou psychologiquement des usagers. On a également ordonné la fermeture de deux ressources d’hébergement pour les mêmes motifs.

Dans des cas impliquant des actes de violence, des employés d’une agence privée de personnel ont été bannis des installations du CIUSSS. Des signalements ont été faits à l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec.

Le commissaire Jacques Beaulieu donne des exemples de mesures prises à la suite du traitement de différents signalements en matière de maltraitance sexuelle : des usagers ont été replacés ailleurs, une plainte policière a été déposée, une enquête administrative a mené à un congédiement et une lettre a été transmise au conseil d’administration d’un organisme communautaire au sujet des comportements du directeur général.

Saguenay–Lac-Saint-Jean : deux fois plus de signalements

Il y a eu 280 plaintes et signalements dans la région.

En tout, 96 % des signalements ont été faits par des membres du personnel, 3 % par des tiers et 1 % par des usagers ou leurs représentants légaux.

Le fait de reloger ailleurs des usagers, le déclenchement d’enquêtes administratives et l’imposition de « mesures d’encadrement » à des employés font partie des moyens mis en place pour faire cesser la maltraitance.

Hausse de 65 % dans Montérégie-Ouest

Il y a eu 228 plaintes et signalements dans la région.

En tout, 47 % des signalements ont été faits par des membres du personnel, 38 % par un autre usager et 15 % par un proche ou un tiers.

Un total de 159 mesures « correctives ou d’amélioration » ont été prises, dont le déménagement d’usagers, l’accompagnement dans le dépôt d’une plainte policière ou la mise en place de régimes de protection pour des personnes vulnérables (ce qui se fait souvent avec le Curateur public).