(Tunis) Le président tunisien Kais Saied a limogé lundi le ministre de la Défense après avoir suspendu les activités du Parlement et démis le premier ministre, projetant dans l’inconnu la jeune démocratie en crise depuis des mois.

Les développements en Tunisie, seul pays rescapé du Printemps arabe, ont suscité l’inquiétude à l’étranger. La France a dit souhaiter un « retour, dans les meilleurs délais, à un fonctionnement normal des institutions » et appelé à éviter toute violence tandis que les États-Unis, « préoccupés », ont appelé au « respect des principes démocratiques ».

Dimanche soir, après une journée de manifestations dans de nombreuses villes de Tunisie, notamment contre la gestion de l’épidémie de coronavirus par le gouvernement de Hichem Mechichi, M. Saied a limogé ce dernier et annoncé « le gel » des activités du Parlement pour 30 jours.

Le président, également chef de l’armée, s’est en outre octroyé le pouvoir exécutif, en annonçant son intention de désigner un nouveau premier ministre.

Lundi, le ministre de la Défense Ibrahim Bartagi et la porte-parole du gouvernement Hasna Ben Slimane, également ministre de la Fonction publique et ministre de la Justice par intérim, ont été limogés.

Ennahdha, principal parti au Parlement, a fustigé ces mesures, dénonçant « un coup d’État contre la révolution et la Constitution ».

En revanche, l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), influente centrale syndicale, a estimé que les décisions de M. Saied étaient « conformes » à la Constitution, tout en appelant à la poursuite du processus démocratique, plus de dix ans après le soulèvement populaire qui a mené à la chute du dictateur Zine El Abidine Ben Ali en janvier 2011.

Couvre-feu étendu, congés

« Il y a un objectif de restaurer l’efficience de l’État, mais il faudra s’assurer d’impliquer un large nombre d’acteurs », a estimé l’analyste d’International Crisis Group Michael Ayari. « On est dans l’inconnu, avec un risque de dérives y compris sanglantes ».

Dans la journée, plusieurs centaines de partisans du président Saied et d’Ennahdha ont échangé des jets de bouteilles et de pierres devant le Parlement à Tunis. Mais la situation est ensuite revenue à la normale.

Le président du Parlement Rached Ghannouchi, également chef d’Ennahdha, a appelé à la mobilisation et est resté près de 12 heures devant l’Assemblée bouclée par des militaires pour réclamer le droit d’y accéder.

Selon Ennahdha, le bureau de l’Assemblée, réuni en dehors du Parlement, a appelé l’armée et les forces de sécurité à « se placer du côté du peuple et à remplir leur rôle de protection de la Constitution ».

En fin de journée, la présidence a annoncé que le couvre-feu nocturne officiellement instauré pour lutter contre la COVID-19 avait été étendu d’une heure, désormais de 19 h à 6 h. Elle a aussi annoncé l’interdiction des rassemblements de plus de trois personnes, et deux jours de congés pour les fonctionnaires.

La crainte d’un retour en arrière sur les libertés a été accentuée après la fermeture lundi du bureau de la chaîne qatarie Al-Jazeera à Tunis par des policiers, sans décision de justice ni explications.

Amnistie internationale et Reporters sans frontières ont condamné cette fermeture et appelé les autorités à garantir la liberté d’expression.

Aggravation de l’épidémie

Le bras de fer entre MM. Ghannouchi et Saied, en cours depuis six mois, a plongé la Tunisie dans une crise constitutionnelle.

Les décisions de M. Saied visent à « changer la nature du régime politique en Tunisie et à le faire passer d’un régime parlementaire à un régime présidentiel, individuel et autoritaire », a accusé M. Ghannouchi.

M. Saied a assuré avoir suspendu le Parlement pour 30 jours en vertu de l’article 80 de la Constitution, qui envisage des mesures exceptionnelles en cas de « péril imminent ».  

Les alliés d’Ennahdha au sein de la coalition, Qalb Tounes et le mouvement islamiste nationaliste Karama, ont condamné les décisions de M. Saied.

Dans l’opposition, le Courant démocratique, parti sociodémocrate qui a plusieurs fois soutenu M. Saied, a rejeté sa prise de pouvoir, imputant néanmoins la responsabilité de « la tension populaire et de la crise à la coalition » gouvernementale.

Depuis début juillet, la Tunisie, frappée par ailleurs par le chômage et l’inflation, fait face à un pic épidémique, avec l’un des pires taux de mortalité officiels au monde. Le pays de 12 millions d’habitants a enregistré officiellement plus de 560 000 cas, dont plus de 18 000 décès.