Kuei,
Parler de Franck Thilliez entraîne toujours une orgie de chiffres. La star française publie un polar par an dont les ventes atteignent jusqu’à 1 million d’exemplaires. Son compteur grimpe à 10 millions de livres vendus. Avec un tirage initial de 180 000 exemplaires, Norferville établit un record personnel qui donne le vertige.
Si le titre vous dit quelque chose, c’est peut-être parce que Norferville ressemble beaucoup, beaucoup à Schefferville. Oui, notre Schefferville. Notre Nord québécois. Avec une réserve innue, une ville minière isolée.
Le détective privé lyonnais Teddy Schaffran y débarque après la découverte du corps mutilé de sa fille. Il fera équipe avec la lieutenante Léonie Rock, 36 ans, de la Sûreté du Québec à Baie-Comeau, chargée de l’enquête. Rock retourne à Norferville 20 ans après y avoir été violée par trois inconnus.
Le Nord offre un écrin glaçant à un thriller salué par la critique française. Une rare note discordante est venue d’Amaury Levillayer, dont la maison d’édition, Dépaysage, publie de nombreux auteurs des Premières Nations – il a notamment fait paraître mes premiers romans.
Sur Facebook, Levillayer a remis en question la démarche de Thilliez : « Les colons européens et leurs descendants ont volé les territoires des Premières Nations, violé les femmes, arraché les enfants à leurs familles, annihilé leurs langues. Il ne leur reste plus que leurs histoires. Allons-nous enfin accepter que les Autochtones du Québec les racontent… ? »
Ses propos faisaient écho à cette phrase de Joséphine Bacon qui résonne fort dans le cœur de beaucoup d’Innus : « Si nous ne racontons pas nos histoires, qui le fera à notre place ? »
En entrevue, Franck Thilliez m’explique que l’idée de camper son histoire dans le Nord québécois lui est venue lors de vacances en Gaspésie. « J’ai été marqué par la nature, à la fois belle et menaçante », explique-t-il. Il ajoute avoir été touché par le drame des femmes autochtones assassinées ou disparues qui se dessine en toile de fond du roman. Pour lui, un auteur peut écrire sur tous les sujets. « C’est la liberté de l’écrivain. »
Les débats sur l’appropriation culturelle peuvent vite dégénérer. Franck Thilliez sait qu’il s’avance en terrain miné, mais il tenait « à contribuer à faire connaître davantage cette réalité ».
Norferville offre un récit enlevant et bien mené. L’auteur décrit le Nord, ses périls et le désœuvrement de la vie en réserve. Mais comme on dit en Bourgogne, il y a quelques os dans le fromage.
L’auteur confond Nitassinan et Nutshimit. Le premier désigne l’ensemble du territoire innu, le second l’intérieur, le territoire de chasse où l’on vit l’hiver. Ainsi, quand les Innus « quittent le confort de leur réserve et vont vivre dans le Nitassinan, à la manière de leurs ancêtres », on se dit qu’il manque à l’auteur un bout de l’histoire. Pareil quand la mine ferme et que la plupart des Blancs s’en vont alors que les Autochtones, eux, restent « parce qu’ils n’avaient nulle part où aller. On les a abandonnés à leur sort ». Ils étaient là avant la mine. Pourquoi seraient-ils partis ?
Quant aux choix des noms, ça devient parfois un peu n’importe quoi. Comme pour le méchant, Sid Nikamu. Nikamu veut dire en innu « chante ». Sid Chante ne donne pas un méchant très inquiétant. Découvrir un André Kashtin fait sourire. Ou encore un personnage qui se nomme Florent Kashtin. Oui, oui, comme le grand Florent Vollant de Kashtin. Je croyais à un hommage ou un clin d’œil, mais Thilliez m’a dit qu’il ne connaissait pas l’auteur-compositeur-interprète. Kashtin, qui signifie tornade en innu, n’est pas non plus un nom de famille.
Et comment ne pas s’amuser en découvrant la nombreuse famille Sioui de Norferville ? Sioui est à Wendake ce que Tremblay est à Saguenay. On salue d’ailleurs ici l’ancien chef wendat Conrad Sioui qui sera heureux d’apprendre qu’il porte un patronyme innu. Kuei, Conrad.
On rit moins devant le nom de la réserve Pappakassik. Pappakassik est le maître caribou, le maître des animaux de la forêt. Personne chez les Innus n’aurait l’idée de donner à une réserve le nom d’un personnage spirituel aussi vénéré.
J’ai demandé à Joséphine Bacon son avis. La poète ne cache pas son malaise. « Ah non ! On ne peut utiliser Pappakassik comme ça », dit-elle. « Ça ne se fait pas. Il n’a pas le droit. »
Cela nous ramène à la liberté de l’écrivain. Je partage l’avis de Thilliez sur cette question. Mais cette liberté vient avec une responsabilité. Frank Thilliez n’a trouvé aucun membre des Premières Nations à qui faire lire son manuscrit et il m’a dit que sa maison d’édition aurait demandé à un Innu vivant à l’étranger de le faire. Lui s’est rabattu sur des Québécois. « Je ne savais pas que ça vexerait », s’excuse-t-il.
Un auteur qui vend un million de livres par an a un horaire chargé. On comprend ça. Il a par contre les moyens d’embaucher une personne pour faire la recherche à sa place s’il manque de temps. Parlant de rigueur, les policiers dans Norferville entrent dans les résidences sans mandat de perquisition et les fouillent allègrement. C’est permis en France, mais pas au Québec.
L’enfer n’est pas que dans le froid du Grand Nord. Il est aussi dans les détails. Le respect aussi.
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