La télévision, il n’est pas exagéré de le rappeler, est le socle de la culture québécoise. Son assise. La télé est le principal vecteur de notre culture populaire. Or, ce socle s’effrite. Le vecteur s’affaiblit et la culture avec lui.

Oui, je sais, il y a encore, au quotidien, un million et demi de personnes qui regardent District 31 au « petit écran ». Mais comme le faisait remarquer avec justesse mon collègue Hugo Dumas, reverra-t-on pareil phénomène de sitôt ?

Je lisais le reportage d’un autre collègue, Luc Boulanger, cette semaine, à propos des plateformes numériques qui sont désormais plus populaires que la télé traditionnelle. J’avais beau me dire que c’était inévitable, j’ai pensé que collectivement, on minimisait peut-être encore l’incidence de ce changement de paradigme.

Les abonnements aux plateformes en ligne dépassent pour la première fois au Québec ceux de la télé traditionnelle, nous apprenait cette semaine un sondage de l’Académie de la transformation numérique (ATN) de l’Université Laval, mené en octobre dernier. Parmi les répondants, 71 % sont abonnés à au moins un service payant de visionnement en ligne, contre 66 % à un service de télévision par câble ou fibre optique (en baisse de 13 % depuis 2018).

Lisez l’article « Les abonnements aux plateformes en ligne dépassent ceux du câble »

Ce n’est pas étonnant, le géant Netflix, avec un taux d’abonnement de 57 %, domine tous les autres (Amazon Prime Video, Disney+, Crave, etc.). Les plateformes québécoises les plus populaires, Club illico (16 %) et l’Extra d’ICI Tou.tv (9 %), arrivent loin derrière.

Sans surprise, plus on est jeune, moins on s’abonne au câble ou à la fibre optique. Alors que 75 % des 55 ans et plus ont un abonnement à la télé traditionnelle, seulement 53 % des 18-34 ans sont toujours câblés, nous apprend Luc Boulanger.

Me trouvant entre ces groupes d’âge, à la fin de la quarantaine, je me demande souvent pourquoi je paie un abonnement à un bouquet de chaînes câblées, tellement je rattrape sur les plateformes numériques de Télé-Québec, Illico, Noovo ou ICI Tou.tv ce qui m’intéresse. Je suis rarement au rendez-vous d’une émission à sa première diffusion. La principale exception étant le sport en direct.

Je suis loin d’être un cas d’exception, si je me fie aux sondages. Mes ados, eux, comme la majorité des jeunes Québécois, ont délaissé la télé traditionnelle. Ils ont beau avoir été élevés à coups de Toc toc toc et avoir découvert Les Parent de leur propre chef (sur YouTube), aujourd’hui, il n’y a à peu près aucun contenu télévisuel québécois qui se rend jusqu’à eux. Ils ne sont pas les seuls, eux non plus.

Quitte à passer pour un chanoine nationaliste, j’avoue que je trouve ça inquiétant. Précisément parce que j’ai toujours considéré la télé comme l’outil de transmission par excellence de la culture québécoise. Comment se fera cette transmission à l’avenir ?

Les temps changent. Mes fils ne se retrouvent plus dans la télévision québécoise. Leurs amis non plus. Elle n’est même pas sur leur radar. Les émissions jeunesse leur semblent destinées à plus jeunes qu’eux et les émissions « pour adultes » les présentent souvent de manière caricaturale.

À leur âge, bien que moi-même fortement américanisé, je ne ratais pas un épisode de Scoop ou des Filles de Caleb. Ils n’ont pas d’attachement à quelque chose d’équivalent. Ils s’identifient plus volontiers à des personnages de séries espagnoles, coréennes, françaises ou (bien sûr) américaines. Aujourd’hui, l’émission qui semble le plus fédérer leur génération est OD. Comment ne pas s’en désoler ?

J’en suis rendu à me réjouir lorsque Fiston me parle des youtubeurs québécois qu’il fréquente (moi qui ai déjà été coupable de mettre tous les youtubeurs dans le même panier). Et à écouter à sa suggestion les délires de Maire de Laval ou les sketchs d’Anas Hassouna. Il y en a d’ailleurs un, hilarant, sur un adulte déconnecté qui parle à des étudiants…

Nul besoin de sondage pour le confirmer : les plateformes numériques prennent de plus en plus de place. On ne remettra pas le dentifrice dans le tube. Mais comment s’assurer que la culture québécoise ne devienne pas le parent pauvre de cette révolution ?

Je ne prétends pas que mes enfants sont représentatifs de leur génération ni de la population en général, mais j’entends assez souvent ce discours d’indifférence face à la télévision québécoise, de la part de jeunes de 14 à 34 ans, pour ne pas être rassuré.

Les plateformes les plus populaires ne se soucient guère du contenu local. Il y a des séries et des films québécois sur Netflix, par exemple, mais ils ne sont pas mis en évidence. Il faut chercher pour les trouver.

Le rouleau compresseur de la culture américaine n’a jamais été plus écrasant. Les télévisions nationales sont de plus en plus menacées. Les succès mondiaux récents de Squid Game (Corée du Sud), de La casa de papel (Espagne) ou de Lupin (France) sont les exceptions qui confirment la règle.

Cette règle, plus que jamais, c’est que l’audiovisuel est dominé par les contenus américains. Autrefois, les États-Unis avaient surtout la mainmise internationale sur le cinéma populaire. Désormais, l’hégémonie de la télé américaine est tout aussi importante que celle de Hollywood.

En conséquence, notre spécificité s’étiole. Notre exception culturelle aussi, dans toutes les formes de son expression (cinéma, musique, etc.). Les plateformes numériques y sont pour beaucoup.

Je m’inquiète du reste de l’effet à long terme de la pandémie sur notre culture. De nouvelles habitudes de consommation ont été sinon créées, du moins renforcées. C’est à la maison que ça se passe.

« Ce sera difficile de défaire ces habitudes et faire sortir les gens, après la pandémie, déclarait cette semaine à Luc Boulanger le porte-parole des enquêtes de l’ATN et spécialiste des nouvelles technologies Bruno Guglielminetti. Ça risque de demander beaucoup de travail de la part du milieu culturel pour attirer les gens à leurs évènements à l’extérieur. »

Ça risque aussi de demander beaucoup de travail pour s’assurer de la pérennité de notre télévision, et de tout ce qui en découle plus largement. Notre culture en dépend.