Les coupes à Radio-Canada sont-elles injustes pour le réseau français ? Cette question fait débat dans le milieu depuis l’annonce par la PDG Catherine Tait de la suppression de 800 postes et de compressions budgétaires de 125 millions.

Essentiellement, les suppressions de postes seraient réparties moitié-moitié entre les réseaux anglais et français, alors que la répartition budgétaire est plutôt de 55 % – 45 %, selon les plus récents états financiers⁠1. Autrement dit, les coupes sont aussi importantes dans les services français alors que leur part des dépenses est moindre (45 %).

Est-ce injuste et, si oui, à quel point ? Pour en juger, j’ai passé en revue les états financiers de la société d’État des 10 dernières années, où l’on indique clairement les revenus et les dépenses de chacun des deux réseaux.

La réponse ? J’aimerais vous dire simplement « oui, c’est injuste », ou « non, ce n’est pas injuste », mais la vérité, c’est que des chiffres peuvent nourrir les deux conclusions.

D’abord, voyons l’angle « oui, c’est injuste ».

Selon ce que l’on constate, les deux réseaux ont empoché une part presque équivalente des revenus non publics au cours de l’année financière terminée le 31 mars 2023. Il s’agit des revenus provenant de la publicité et des abonnements, notamment, excluant le financement du fédéral.

Très précisément, 49,5 % des revenus non publics de 515,6 millions ont été empochés par le réseau anglais et 50,5 % par le réseau français.

Si c’est égal, pourquoi faire des coupes plus importantes dans les services français ?

Autre argument : le déclin plus important du réseau anglais de CBC/Radio-Canada (c’est ainsi que l’entreprise se fait appeler) ces dernières années.

En 2015, le réseau anglais engrangeait 59 % des revenus non publics de la société, si l’on exclut les services institutionnels. Or, depuis, cette part est en recul constant, sauf pour 2022, année où le réseau anglais a obtenu d’importantes recettes publicitaires avec la diffusion des Jeux olympiques d’hiver de Pékin et des Jeux d’été de Tokyo (ceux de 2020 qui avaient été reportés à l’été 2021, donc à l’exercice se terminant le 31 mars 2022).

En 2023, le réseau anglais est ainsi passé sous la barre des 50 % pour la première fois – à 49,5 % – et le réseau français, au-dessus, à 50,5 %.

On ne voit pas clairement si la tendance se maintient pour l’année en cours, selon les deux premiers trimestres de 2023-2024. Mais la question se pose : la bonne performance relative des services français sert-elle à financer le réseau anglais ?

Une autre façon d’amener de l’eau au moulin de l’injustice est de mesurer le taux d’autofinancement des deux réseaux, soit la portion des revenus non publics – hors subvention fédérale – qui permet de financer les dépenses.

Au cours de l’année financière 2023, le réseau anglais a coûté 997 millions et le réseau français, 816 millions. Ces dépenses excluent les autres frais, essentiellement les dépenses communes, de 94 millions.

Bref, en 2023, les services anglais autofinançaient seulement 23 % de leurs dépenses, contre 29 % pour les services français.

Cette part d’autofinancement est en recul constant pour les deux réseaux depuis plusieurs années, mais la pente est bien plus abrupte pour l’anglais que le français. En 2015, par exemple, les deux réseaux autofinançaient à peu près la même proportion de leurs dépenses (35 % et 34 % respectivement).

Maintenant, l’angle « non, ce n’est pas injuste ».

La société CBC/Radio-Canada a un mandat pancanadien. Elle doit couvrir les nouvelles d’un océan à l’autre et offrir des émissions qui tentent de coller à la réalité des différentes régions du pays.

Elle doit le faire même si elle a de bien moins bonnes cotes d’écoute en anglais qu’en français – essentiellement au Québec – pour des raisons culturelles et historiques. Et parce que, bien sûr, les émissions américaines en anglais ont toujours attiré davantage les anglophones que les francophones, entre autres⁠2.

Or, le financement public de CBC/Radio-Canada est beaucoup moins généreux pour les anglophones que pour les francophones. Il équivaut à 29 $ par habitant pour les services anglais, mais à 61 $ pour les services français. En clair, Ottawa finance deux fois moins le réseau anglophone que le francophone…

N’est-ce pas injuste… pour les services anglais ? Voilà pour l’argumentaire sur l’injustice.

À voir les difficultés de la télévision, il apparaît évident que les autorités et le CRTC ont beaucoup trop tardé à réagir face à l’invasion des Netflix et autres diffuseurs de ce monde. Cette concurrence mondiale force les acteurs locaux à se dépasser, mais pendant combien de temps résisteront-ils ?

Peut-on dire que la société d’État est sous-financée sur une base historique ? Pas vraiment.

Sous le gouvernement conservateur de Stephen Harper, CBC/Radio-Canada a subi des coupes de 11,1 % de son financement public au cours des trois années précédant l’arrivée des libéraux, en 2015.

Mais depuis, le financement public a été souvent bien plus généreux que l’inflation. Et après neuf ans de régime libéral, le financement public de CBC/Radio-Canada a connu pratiquement la même croissance (22,8 %) que l’inflation (22 %).

Difficile de voir ce qui se produira maintenant. Après des années de fortes dépenses, le gouvernement Trudeau-Freeland a décidé de faire des compressions. CBC/Radio-Canada semble épargnée pour l’instant, si l’on se fie à la récente déclaration de la ministre Pascale St-Onge – et compte tenu du marasme publicitaire, qui l’oblige à faire ces compressions.

Il serait surprenant, tout de même, qu’Ottawa compense en augmentant encore son financement radio-canadien plus vite que l’inflation, dans ce contexte budgétaire. La société d’État devra faire mieux avec moins, comme dans le secteur privé…

1. Cette part exclut 4,9 % du budget d’exploitation, qui n’est pas réparti entre les deux réseaux. Cette part est constituée des charges financières et des coûts de transmission et d’administration nationale.

2. Le passé n’est pas garant de l’avenir pour les émissions francophones, mais c’est le cas aujourd’hui.