Je suis chirurgienne générale depuis bientôt 15 ans. J’ai passé mes 14 premières années de pratique en Outaouais. Puis, l’été dernier, je suis partie.

À mes débuts, les choses roulaient somme toute bien en Outaouais. Pas parfaitement, mais on avait accès aux plateaux techniques, à la radiologie, au bloc opératoire. Il y avait assez d’infirmières pour faire rouler les différents départements adéquatement. Comme chirurgienne, je pouvais compter sur au moins une journée opératoire par semaine, parfois deux. Il y avait sept salles d’opération qui roulaient par jour, à se séparer entre les six différentes spécialités chirurgicales. Je pouvais me concentrer sur les soins à donner à mes patients, plutôt qu’à la logistique des soins et aux rouages du système.

Les choses ont commencé à se dégrader au fil des années, avec une fuite du personnel, entraînant avec lui l’accès aux différents plateaux techniques et aux soins de qualité dans les différents départements.

Les soins se sont effrités de sorte que le fonctionnement de l’hôpital est devenu précaire. Puis est venue la pandémie, transformant cette condition précaire en véritable catastrophe.

La fuite du personnel, surtout infirmier, mais aussi les techniciens, technologues, commis, etc., a rendu l’hôpital franchement non fonctionnel. Le départ massif du personnel du bloc opératoire a fait en sorte qu’on a dû couper des salles d’opération. De sept salles par jour dans les bonnes années du bloc, on est passés à trois ou quatre, puis deux ou trois, toujours à se partager entre toutes les spécialités chirurgicales. Je ne pouvais maintenant compter que sur une journée opératoire par mois, parfois deux.

La perte massive du personnel infirmier sur les étages a fait en sorte qu’on a dû fermer l’étage de chirurgie. Les patients hospitalisés dans le service se sont retrouvés dispersés sur les autres étages, sans expertise ou expérience chirurgicale.

Le départ des techniciens en radiologie a fait en sorte qu’il est devenu très difficile d’obtenir des examens radiologiques essentiels dans un délai acceptable pour une évaluation préopératoire, pour un diagnostic, pour un suivi de cancer.

Les délais s’accumulent

Les délais sont devenus tels que, au moment où je rencontrais une patiente pour son cancer, on était déjà en retard dans son traitement. En retard parce que sa première mammographie, son premier scan avaient déjà pris trop de temps. Et si on devait en plus demander une imagerie supplémentaire, les délais ne faisaient que s’accumuler. Quand on demandait une salle d’opération pour cette patiente qui avait déjà trop attendu pour son diagnostic, on faisait face à des délais supplémentaires. Tous ces délais accumulés entraînaient inévitablement un préjudice à cette patiente quant à son pronostic.

Chaque jour, j’entendais parler d’une autre infirmière qui partait. Le personnel était systématiquement recruté par le système de santé en Ontario. Par le gouvernement fédéral. Par le privé.

Pratiquer mon métier est devenu impossible. Impossible de faire de la chirurgie sans une équipe de personnel qualifié à toutes les étapes du parcours, de la planification chirurgicale à l’urgence en passant par le bloc opératoire, la chirurgie d’un jour, les étages, les cliniques externes, les soins intensifs, etc. Impossible de faire de la chirurgie sans accès aux plateaux techniques (imagerie, biopsies, pathologie, laboratoires, etc.).

Plutôt que de me consacrer aux soins à mes patients, je ne pouvais que m’affairer à tenter de trouver des moyens pour faire mon travail. Faire des pieds et des mains pour obtenir un scan, une écho, une IRM. Trouver des salles d’opération. Ça voulait dire prioriser un cancer plutôt qu’un autre. Et les cas bénins, les afflictions qui ne tueront pas les patients, mais qui ruinent leur qualité de vie, eh bien, les traiter devenait un luxe. Les patients attendant une fermeture de stomie, par exemple, devront attendre des années avant de pouvoir être traités. Les patientes ayant besoin d’une reconstruction de sein après une mastectomie devront repasser.

Comme je passais plus de temps à m’excuser des délais qu’à traiter mes patients, la blessure morale est devenue trop grande.

J’avais toute la responsabilité des soins de mes patients sans avoir de moyen d’offrir de la médecine de qualité. Alors je suis partie.

Je travaille maintenant toujours comme chirurgienne générale, toujours au Québec, toujours au public. Je suis dans un milieu très fonctionnel, pas parfait, bien sûr, mais quelle différence ! Mes patients obtiennent les examens radiologiques dans les délais prescrits, sont opérés dans des délais adéquats. Je n’ai pas à me soucier d’avoir des lits disponibles pour hospitaliser mes patients. Je sais qu’ils seront bien traités sur les étages de chirurgie.

Je n’opère pas que des cas d’urgence ou des patients avec un cancer, mais aussi des patients avec des afflictions bénignes, qui nécessitent néanmoins des interventions. J’opère au moins une à deux fois par semaine (deux à trois fois plus qu’en Outaouais), et je n’ai plus à me soucier de devoir remuer ciel et terre pour pouvoir faire mon travail.

Et ça, c’est dans le même Québec que celui de la population de l’Outaouais. Elle qui paie autant d’impôts que le reste de la province, mais qui pourtant n’a pas accès aux mêmes soins.

Et qu’en est-il de l’Outaouais ? Aux dernières nouvelles, à l’hôpital de Gatineau où je travaillais, les différentes spécialités chirurgicales doivent se séparer deux salles d’opération par jour. À l’été, quand le personnel retraité qui vient prêter main-forte aux infirmières du bloc va prendre des vacances méritées, quand les infirmières habituelles épuisées vont prendre leurs vacances méritées, on s’attend à une diminution de l’offre en chirurgie. Une salle par jour, peut-être deux, me dit-on.

Les conditions qui ont fait que je suis partie l’an dernier n’ont fait qu’empirer depuis. La situation est intenable, et j’espère que le gouvernement va trouver des solutions concrètes et intelligentes avant qu’il ne soit trop tard.

Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue