Avec la pandémie, l’engouement pour les poupées « reborn » s’est multiplié. Des milliers d’adultes québécois bercent et langent ces répliques hyperréalistes de bébés. Une passion comme une autre, soutiennent des adeptes et une chercheuse qui s’est penchée sur le phénomène.

Caroline Lemieux a perdu Jakob in utero à six mois de grossesse. Pourtant, dans son cœur, c’est lui qu’elle bichonne et câline à nouveau depuis septembre 2020. Seulement, sa peau est faite de vinyle, ses cheveux, de mohair (fibre de la chèvre angora), et ses yeux, de verre.

« Pour moi, Jakob reborn est exactement la réplique de Jakob bébé. Il me réconforte complètement, même si je pense souvent à mon fils. J’ai réussi à faire mon deuil grâce à lui. »

« Jakob reborn » est une poupée hyperréaliste, comme il s’en « adopte » des centaines chaque année au Québec. Phénomène méconnu et parfois dédaigné, le « reborning » connaît un engouement inédit depuis le début de la pandémie.

PHOTO FOURNIE PAR CAROLINE LEMIEUX

« Jakob reborn », poupée hyperréaliste de Caroline Lemieux

De retour au travail dans le secteur du tourisme, Caroline avoue s’ennuyer de ses chérubins. « C’est tellement de réconfort. J’ai une dure journée, j’arrive de travailler, j’en prends un et je le change. » Quand l’angoisse la tenaille, il lui arrive d’étendre Mika, l’un de ses chouchous, sur son ventre. « Je l’appelle mon petit thérapeute. »

Lors de notre appel, la famille de Caroline, qui a un conjoint et deux « vrais » enfants, venait tout juste d’accueillir un 11e poupon de plastique. Elle tient à le préciser : « Je suis saine d’esprit et je mène une belle carrière. »

De nombreuses femmes, comme elle, se considèrent avant tout comme des « mamans reborn » – elles ont un fort lien d’attachement avec leur marmaille – et non comme des « collectionneuses », qui accumulent des poupées à des fins décoratives ou esthétiques.

« Je ne veux pas les mettre dans une vitrine en exposition, dit Caroline. Elles sont dans des bancs d’auto, dans des moïses ; les deux plus grands sont dans le parc. »

PHOTO FOURNIE PAR CAROLINE LEMIEUX

Caroline Lemieux et Luka Sky, un bébé « reborn »

Long et coûteux

En septembre dernier, l’évènement d’ouverture de la Nurserie des petits matelots, à Shawinigan, a réuni une cinquantaine de collectionneuses et de mamans « reborn », quelques papas et plus de 200 poupons factices.

Une « nurserie » désigne ici une boutique en ligne où une artisane expose ses œuvres hyperréalistes, souvent accompagnées d’un certificat de naissance et d’un trousseau de départ : couches, vêtements, suces, etc.

Cheffe d’une famille de 4500 Barbie dans sa tendre enfance, Nathalie Thibodeau a accumulé 35 bouts de chou « reborn » avant de les revendre et de lancer son propre atelier.

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE LA NURSERIE DES PETITS MATELOTS

Nathalie Thibodeau, « reborneuse » et fondatrice de la Nurserie des petits matelots

« Je suis une entrepreneure très saine sur le plan mental, assure d’emblée Nathalie Thibodeau, jointe en Floride. Je n’ai pas de problème d’anxiété, mais je trouve les poupées adorables. On développe non seulement une passion, mais aussi des liens d’amitié avec les autres collectionneurs. »

La fondatrice de la Nurserie des petits matelots estime qu’elle partage aujourd’hui son dada avec une quarantaine de collègues « reborneuses », contre peut-être une quinzaine avant l’arrivée de la COVID-19.

Comment faire « renaître » une poupée ? Il faut d’abord commander un « kit » en ligne qui comprend deux jambes, deux bras et une tête, des morceaux calqués sur les proportions de vrais bébés. Puis les reborneuses se mettent au boulot ; elles les assemblent, les lestent, les peinturent et les cuisent. Et les peinturent encore. Et les cuisent encore. Et encore. Objectif : rapprocher le plus possible le faux du vrai.

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE LA NURSERIE DES PETITS MATELOTS

Une poupée « reborn » signée Nathalie Thibodeau

Les poupées en vinyle – attention aux imitations industrielles – se vendent à partir d’environ 500 $, tandis que celles en silicone, plus réalistes mais plus fragiles, se détaillent jusqu’à 5000 $. « Ça prend du budget, acquiesce Caroline Lemieux. Il faut que je me raisonne parce qu’il y en a toujours des belles qui sortent. Il faut en plus qu’on les habille, qu’on achète les suces, etc. Moi, je suis un peu maniaque : je veux que les suces s’agencent. »

De quoi enrichir les « reborneuses » ? Que non. Le coût des matériaux – les yeux en verre coûtent à eux seuls jusqu’à 50 $ – et les dizaines d’heures pour parfaire une poupée – les cheveux sont greffés un à un – font obstacle à tout dessein lucratif.

« On ne travaille même pas pour 2 $ de l’heure, précise Nathalie Thibodeau. On le fait par passion et pour le côté humanitaire. »

L’effet COVID-19

Si elle se fie aux communautés Facebook, Nathalie Thibodeau évalue à environ 5000 le nombre d’aficionados de poupées hyperréalistes au Québec.

C’est incroyable à quel point le mouvement a pris de l’ampleur depuis le début de la pandémie. Avant, on voyait toujours les mêmes collectionneuses. Mon groupe Facebook a plus que doublé en un an et demi. Il s’est passé quelque chose.

Nathalie Thibodeau

« Il y a de plus en plus de groupes, d’associations de gens qui adoptent des poupées, renchérit Lucie Corriveau, parmi les premières reborneuses du Québec. Elles se rassemblent dans des parcs, dans les restaurants. Ça suscite des réactions. »

La Sherbrookoise a découvert l’existence de poupées plus vraies que nature dans un reportage télévisé. Elle a vite voulu assouvir sa curiosité sur l’internet : au début des années 1990, des passionnés de poupées de collection ont intégré « des techniques d’accessoiristes hollywoodiens », a-t-elle appris. Puis, peu à peu, cet « art nouveau » s’est répandu en Europe.

  • Lucie Corriveau, l’une des premières reborneuses du Québec

    PHOTO TIRÉE DU SITE INTERNET DE LUCIE CORRIVEAU

    Lucie Corriveau, l’une des premières reborneuses du Québec

  • Youri, poupée prématurée mise à disposition pour les tournages

    PHOTO FOURNIE PAR LUCIE CORRIVEAU

    Youri, poupée prématurée mise à disposition pour les tournages

1/2
  •  
  •  

Incapable d’être formée au Québec, Lucie s’est envolée vers la Normandie en 2009 pour suivre un cours privé de six semaines. Treize ans plus tard, sa pouponnière virtuelle affiche des centaines de créations de tout acabit : des garçons, des filles, des Blancs, des Noirs, des métis, des prématurés, des « vieux » de 4 ans, qui mesurent jusqu’à 43 pouces. Presque toutes sont adoptées sur-le-champ. D’autres poupées sont conçues sur mesure.

« Souvent, on me donne des photos d’un enfant ou d’un petit-enfant et je construis le bébé à partir de ça », explique Lucie Corriveau. Quelques-unes de ses créations sont apparues à l’écran, que ce soit dans un film de Jean-Claude Lord ou dans un épisode de L’échappée, sur les ondes de TVA.

Un passe-temps comme les autres

Les gens, note Lucie Corriveau, sont nombreux à potiner sur cette dame qui promène sa poupée quasiment chaque jour autour du lac des Nations, ou bien au Carrefour de l’Estrie par mauvais temps. La dame prend les devants pour dénoncer les regards et les commentaires inquisiteurs.

Pourquoi le monsieur, ça lui prend six scies à chaîne, parce que celle-ci est plus belle, parce que celle-là est plus performante ? Pourquoi la femme et ses poupées, ce n’est pas correct ?

Lucie Corriveau

À quelques reprises, Lucie dit s’être fait interpeller par la police avec une poupée à bord de son véhicule. Des agents croyaient qu’un bébé de chair et d’os y était installé de manière non sécuritaire. Sur YouTube, des vidéos expliquent comment sortir avec une poupée « ni vu ni connu », autre preuve que les jugements sont souvent redoutés.

Regardez la vidéo Des p’tits trucs pour sortir avec votre bébé reborn

Reborneuses, mamans et collectionneuses citent toutes un commentaire récurrent : « les poupées ont l’air de bébés morts ». Il suffit d’en prendre un dans ses bras, disent-elles, pour dissiper le malaise.

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE LA NURSERIE DES PETITS MATELOTS

Éreintée par l’ignorance autour du phénomène, Nathalie Thibodeau a récemment publié sur Facebook un plaidoyer en faveur de la tolérance. « J’ai vu des familles déchirées à cause des reborn, nous dit-elle. Ça me peine beaucoup. Les parents font : « Non, c’est malsain. Toi pis tes catins, je ne vais plus chez vous. » J’ai vu des sœurs, des frères, des amis arrêter de parler à des femmes parce qu’elles avaient des bébés reborn. Ils les trouvaient cinglées. Je trouve ça vraiment dommage. Il y a un gros manque de compréhension. »

Un doctorat sur les poupées « reborn »

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE L’UNIVERSITÉ CONCORDIA

Emilie St-Hilaire

« Ça va être creepy pour beaucoup de gens. Il faut se questionner pourquoi. Qu’est-ce qu’il y a de mal avec ça ? Est-ce qu’on croit que c’est parce que les femmes devraient avoir de vrais bébés ? » Emilie St-Hilaire, doctorante en sciences sociales à l’Université Concordia, propose une approche féministe du phénomène. « Ce n’est pas si différent que lorsque des adultes achètent des modèles de trains ou des jeux vidéo. Il y a beaucoup de passe-temps un peu juvéniles. » Selon l’artiste multidisciplinaire, dont la thèse porte sur les relations entre les humains et les objets humanoïdes, « ce n’est certainement pas tout le monde qui s’intéresse aux poupées reborn qui ont un trauma lié à la fertilité ». Dans le cadre de ses travaux, financés par le Fonds de recherche du Québec, Mme St-Hilaire a notamment assisté au ROSE International Doll Expo, en Utah, où quelque 500 passionnées de poupées convergent chaque année. Autre préjugé à déconstruire : « Les gens ne croient pas que ce sont des vrais bébés, comme on le montre parfois à la télé ou dans les films. Ce serait plus dramatique, mais en réalité, ce n’est pas le cas. Ils savent que c’est une poupée, et c’est ça qu’ils veulent. Il y a une présomption que c’est souvent lié à une maladie mentale. Mes recherches visent à défaire ce genre d’idées préconçues. »

Trois exemples d’usage thérapeutique

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK NURSERIE DES PETITS MATELOS

Les poupées « reborn » apportent du réconfort à leurs propriétaires. Voici trois exemples d’usage thérapeutique où ces objets font un grand bien à ceux et celles, petits et grands, qui les utilisent.

Gérontologie

PHOTO FOURNIE PAR LE CISSS DE L’OUTAOUAIS

La pouponnière du CHSLD de Papineau, à Gatineau

Des études ont démontré les bienfaits des poupées hyperréalistes chez les patients atteints d’alzheimer et d’autres démences. Les symptômes de ces maladies sont mieux contrôlés grâce à la « pouponthérapie », ont notamment conclu des chercheurs dans la revue BMC Geriatrics en octobre 2021. Après avoir assisté à un atelier sur le sujet, l’éducatrice spécialisée Arlène Blais a mis sur pied une pouponnière au CHSLD de Papineau, à Gatineau. La communauté et des organismes ont été sollicités pour rassembler cinq poupées hyperréalistes, un lit à barreaux et une table à langer. « Nos résidants vivent dans le moment présent, donc on veut les stimuler le plus possible, explique Mme Blais. C’est une approche non pharmacologique. Les gens, souvent, ont des périodes d’agitation, d’anxiété, sans savoir exactement pourquoi. On leur donne une poupée : au lieu de recevoir de l’amour, ils ont la possibilité d’en donner. Ça les stimule beaucoup. » De son bureau vitré, l’instigatrice de la pouponnière est témoin de « plein de beaux moments ». « Les gens arrêtent devant la bassinette et se mettent à faire des gazouillis aux poupées, à leur parler, à les bécoter. » Un carrosse Gendron permet en outre aux patients de promener leur poupon, note Mme Blais, qui voudrait bien que son projet fasse des petits sur d’autres étages du CHSLD et, pourquoi pas, dans d’autres établissements.

Pédiatrie

PHOTO FOURNIE PAR LE CHU SAINTE-JUSTINE

Le CHU Sainte-Justine a inauguré en avril 2021 une salle de jeu médicale thérapeutique.

Le CHU Sainte-Justine a inauguré en avril 2021 une salle de jeu médicale thérapeutique. Les enfants peuvent notamment simuler des soins à cinq poupées « reborn » : changement de pansement, installation de voie veineuse, prise en charge d’un bouton de gastrostomie, etc. « L’exposition aux soins par le jeu permet aux patients d’augmenter leur compréhension des soins, leur adhésion aux traitements et sert à déconstruire de possibles associations négatives induites par les soins », a expliqué l’hôpital dans un communiqué, en saluant l’initiative de ses éducatrices spécialisées. Les enfants avec un trouble du spectre de l’autisme bénéficient particulièrement de la présence de poupées hyperréalistes, selon des études embryonnaires et de nombreux témoignages. Les humanoïdes favoriseraient les aptitudes communicationnelles des enfants, développeraient leurs capacités motrices et apaiseraient leur anxiété.

Anxiété

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK NURSERIE DES PETITS MATELOS

Les poupées « reborn » réduiraient le sentiment d’anxiété.

Selon la doctorante en sciences sociales Emilie St-Hilaire, de nombreux adeptes des poupées hyperréalistes cherchent à réduire leurs symptômes d’anxiété et de dépression. « Tenir une poupée va leur donner beaucoup de réconfort. Les chercheurs ont trouvé que certains besoins des adultes sont soulagés lorsqu’ils donnent du soulagement à des bébés. » S’occuper d’une poupée canalise les énergies, précise-t-elle. « Un attachement se crée parce qu’il faut prendre soin de nos compagnons synthétiques. » Nathalie Thibodeau est bien placée pour témoigner du pouvoir apaisant des poupées. Récemment, la « reborneuse » a perdu son père subitement. « Ç'a été très difficile, même si je suis en paix et sereine. Je n’avais pas de bébés avec moi, mais j’en ai commandé en Angleterre. Ça m’a enlevé tout un côté anxieux. »