Enfant, j’ai eu la chance d’aller à la mer. J’ai connu ces après-midi où, en l’espace de 10 minutes, l’eau devient trouble, le ciel s’assombrit et des gouttelettes timides se mettent à tomber du ciel. Mon frère et moi, on fuyait les gouttelettes en courant à l’eau. Pour ne pas se mouiller, disait-on.

L’Alliance Saint-Laurent, c’est cette course vers l’eau, cette submersion pleine et entière dans un nouveau paradigme quand les gouttelettes nous talonnent. La reconnaissance de la personnalité juridique du fleuve Saint-Laurent ne prétend pas être la solution messianique qui résoudra la crise climatique, mais c’est un outil juridique puissant qui pourrait changer la donne. Et ça, certaines municipalités l’ont compris.

Le 6 décembre dernier, la Ville de Sorel-Tracy adoptait une résolution d’appui à l’Alliance Saint-Laurent. La semaine suivante, la Ville de Sainte-Catherine emboîtait le pas et le conseil tribal Mamuitun, regroupant cinq Premières Nations innues, officialisait, lui aussi, son appui. Ces entités deviennent de ce fait les premiers organismes de gouvernance à demander officiellement au gouvernement d’accorder la personnalité juridique au fleuve Saint-Laurent.

L’Alliance Saint-Laurent est une initiative de l’Observatoire international des droits de la nature lancée en 2018. Depuis, plusieurs acteurs de la scène environnementale québécoise s’y sont joints : SNAP Québec, Eau Secours, Stratégies Saint-Laurent, CentrEau, EcotoQ, Waterlution, Écomaris et le Semoir. Ensemble, nous travaillons pour que le 22 mars 2022, Journée mondiale de l’eau, un projet de loi visant à accorder la personnalité juridique au fleuve Saint-Laurent soit déposé.

Une personnalité juridique

Dans notre cadre juridique, la reconnaissance et la compensation du préjudice subi par une entité naturelle dépendent de l’existence d’un préjudice humain. C’est donc dire que pour intenter une action en justice, il faut qu’un être humain subisse un dommage.

En accordant au fleuve des droits comme le droit à sa restauration et à sa préservation, on balaie cette exigence : une action en justice pourrait être intentée du seul fait qu’on porte considérablement atteinte à ses droits.

Notre approche est préventive en ceci qu’elle permet de sonner l’alarme avant qu’un être humain ne soit affecté.

Une gestion intégrée

Devant la pollution dont le fleuve fait l’objet dans les années 1950, le gouvernement québécois institue, en 1968, la commission Legendre. Le premier rapport, publié en 1970, recommande le resserrement du cadre juridique de la gestion de l’eau. En 2009, la Loi affirmant le caractère collectif des ressources en eau et favorisant une meilleure gouvernance de l’eau et des milieux associé1 consacre le principe de gestion intégrée de l’eau, confiant aux organismes de bassins versants (OBV) la mission d’élaborer un plan de gestion intégrée. Les Tables de concertation régionales (TCR), quant à elles, sont créées par décret pour assumer un rôle de planification et d’harmonisation. Quelque 40 ans plus tard, on peine toujours à parler d’une gestion intégrée : les OBV n’ont pas pour objet le fleuve et seules 6 des 12 TCR ont été constituées.

Notre projet de loi répond à ces angles morts en proposant la nomination de gardiens issus du gouvernement, des municipalités, des Premières Nations et des organismes environnementaux qui représenteront le fleuve Saint-Laurent devant les tribunaux et agiront dans son intérêt supérieur, de même que la création de comités stratégiques aux niveaux régional et national pour coordonner les utilisations de l’eau. Il s’agira d’une gestion intégrée et holistique dont les municipalités et les Premières Nations seront les acteurs de premier plan.

Les municipalités grandes gagnantes

Lorsque le gouvernement québécois a décentralisé la gestion des infrastructures d’eau, dans les années 1990, pour conférer ce pouvoir aux municipalités, celles-ci étaient sous-financées. C’est donc sans surprise qu’elles se sont révélées des actrices importantes dans la contamination de l’eau. En 2020, environ 700 municipalités étaient à l’origine de 53 000 déversements d’eaux usées. ⁠2

Face à ce constat, notre projet fait le pont entre le droit des êtres humains à l’eau et à l’assainissement et le droit du fleuve à une eau saine. Si le fleuve Saint-Laurent a droit à une eau saine, les municipalités riveraines auront, par corrélation, la responsabilité d’assainir leurs eaux usées et pourront obtenir des fonds des gouvernements pour respecter leurs obligations. Le sous-financement qui est leur hantise pourrait être apaisé, notamment, par la somme de 1 milliard promise par le fédéral pour restaurer et protéger les écosystèmes fluviaux⁠3.

Nos discussions avec le ministère de l’Environnement ont souligné la valeur persuasive des résolutions d’appui des municipalités. Considérant leurs pouvoirs pour assurer la qualité de l’eau, les municipalités représentent véritablement la clé de voûte de notre projet. Sorel-Tracy et Sainte-Catherine ont pavé une route qui attend d’être empruntée par d’autres municipalités.

Le projet est d’envergure, mais le droit est un vecteur de changement social dont près de 30 États ont déjà fait usage pour entreprendre des démarches semblables à la nôtre.

Tout récemment, le Québec s’est ajouté à la liste avec la rivière Mutehekau Shipu (Magpie). En Nouvelle-Zélande, ce changement de paradigme constitue une pierre d’assise dans la réconciliation entre le gouvernement et les Maoris, qui ont renoué leur lien avec le territoire, dont ils avaient été privés par la colonisation britannique. Inspiré du modèle néo-zélandais, notre projet de loi représente, lui aussi, une manière de favoriser la réconciliation avec les Premières Nations du Canada.

Il y a six ans, je gardais deux garçons. Le soir, on s’installait au pied du lit et je leur racontais une histoire – pas un livre, Laura, juste une histoire. Et je me lançais sans savoir où cette histoire irait ni comment elle prendrait fin. Je crois que notre mission, à l’Observatoire, revient à trouver un récit en lequel on croit, puis de le raconter pour provoquer un changement. L’Alliance ne nous en dira pas plus sur la fin, mais elle ajoute de nouveaux personnages disposant d’une agentivité propre et propose de nouvelles avenues.

Entre le défaitisme et l’optimisme aveugle qui sous-tendent les discours en matière d’environnement, faire du fleuve Saint-Laurent un sujet de droit représente un outil qui pose les conditions de possibilité d’une meilleure protection de l’environnement. Et pour ce faire, nous avons besoin de l’appui des municipalités québécoises.

* Cosignataires : Alexandra Baer, responsable de la liaison avec les peuples autochtones à l’Observatoire international des droits de la nature et étudiante à l’École du Barreau du Québec ; Yenny Vega Cárdenas, présidente de l’Observatoire international des droits de la nature et avocate, spécialiste du droit de l’eau

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