À pareille date en 2013, Sugar Sammy et Simon-Olivier Fecteau s’apprêtaient à tourner une série bilingue qui mettrait en évidence une diversité rarement observée au petit écran au Québec : Ces gars-là. Dix ans plus tard, notre télé a-t-elle progressé en matière de représentativité ? Oui, mais la partie est loin d’être gagnée, répondent des acteurs du milieu.

Malgré une proposition qui sortait des sentiers battus, Simon-Olivier Fecteau et Sugar Sammy n’avaient pas trop galéré pour convaincre V d’embarquer dans l’aventure Ces gars-là, une comédie urbaine qui dépeignait l’amitié entre deux trentenaires montréalais aux bagages culturels opposés (un Canadien d’origine indienne qui parlait pendjabi et anglais, et un Québécois « pure laine » aux tendances nationalistes). En audition avec Simon avait récolté beaucoup de succès sur ICI Tou.tv et Sugar Sammy faisait courir les foules avec deux one-man-shows en parallèle.

« V achetait l’univers multiculturel de Sam, indique Simon-Olivier Fecteau en entrevue. On voulait que ses parents soient principalement anglophones et indiens, et que l’émission soit bilingue en partie. On disait : “C’est notre réalité. Ça serait bien qu’on puisse la montrer pour vrai.” »

Une « réelle volonté »

Bien qu’aucune production du genre, logée à heure de grande écoute, n’ait émergé depuis, la situation en matière de diversité au petit écran n’a pas régressé pour autant. Au cours des dernières années, des comédiens issus des minorités visibles ont décroché des rôles d’importance dans plusieurs fictions, comme Frédéric Pierre (Alertes), Anglesh Major (STAT), Nour Belkhiria (Indéfendable), Audrey Roger (Les bracelets rouges), Naila Louidort (La faille), Noé Lira (L’empereur), Rachid Badouri (Sans rendez-vous), Yanic Truesdale (Les mecs), Widemir Normil (Escouade 99), Zeneb Blanchet (Lou et Sophie), Samantha Fins (STAT), Martin-David Peters (Indéfendable), Iannicko N’Doua (Fugueuse). Et globalement, les distributions sont moins uniformes qu’avant.

Chez St Laurent TV, boîte de production web et télévisuelle ayant comme mission de créer des contenus auxquels « chacun peut s’identifier », on sent dans l’industrie une « réelle volonté » d’offrir une télévision à l’image du Québec actuel. Président et cofondateur de l’entreprise, Lou Bélanger salue les initiatives des institutions financières pour favoriser la diversité culturelle. « Elles ont fait leur travail », affirme-t-il.

« La prise de conscience est évidente, ajoute Marieme Ndiaye, productrice exécutive et associée au sein du même groupe. Je suis allée en télévision pour montrer que c’était possible d’en faire et d’en vivre avec cette bouille. Après 20 ans dans l’industrie, je peux dire qu’il y a une certaine amélioration, mais on a encore du chemin à faire. »

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Lou Bélanger et Marieme Ndiaye, de St Laurent TV

Du côté des diffuseurs, par contre, les efforts de diversification varieraient en fonction de l’ampleur du projet. « Quand on travaille en séries web ou dans des plus petits projets, on nous donne beaucoup de latitude pour ce qui est du casting et des équipes de tournage, mais aussitôt qu’on entre dans des plus gros budgets, on nous demande souvent des A, signale Lou Bélanger. Pourtant, les États-Unis présentent souvent des séries sans grosses vedettes, comme Breaking Bad, Game of Thrones et Succession. Puis on s’attache rapidement quand même. »

Réalisateur et coauteur de l’adaptation du roman d’Anaïs Barbeau-Lavalette Je voudrais qu’on m’efface, une websérie d’ICI Tou.tv articulée autour des défis d’un groupe de jeunes du quartier Saint-Michel, Eric Piccoli note aussi une amélioration, mais il parle d’une diversité trop souvent de surface.

« La diversité vient avec des façons différentes de réagir, des accents différents… C’est ce que je déplore un peu : est-ce qu’au final, les gens veulent juste avoir des gens de couleurs différentes à l’écran ? C’est comme s’ils voulaient des Blacks dans les séries, mais sans le swag qui vient avec. »

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Le réalisateur Eric Piccoli lors du tournage de Je voudrais qu’on m’efface, en mars 2020

Selon Mara Joly, autrice, réalisatrice et productrice d’Après le déluge, une série dotée d’une distribution majoritairement issue de la diversité que Noovo diffusera à l’automne, le point soulevé par Eric Piccoli représente l’un des nombreux défis qui testeront le réel désir de diversification de l’industrie télévisuelle au cours des prochaines années.

« Pour l’instant, les personnes light skin [personnes noires au teint plus clair] qui parlent joual sont largement favorisées. Oui, les mettre à l’écran, c’est une inclusion, mais pour moi, c’est un baby step. Dans nos séries, c’est encore très rare de voir des personnes à la peau foncée qui parlent avec un accent qui n’est pas joual. »

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Mara Joly, réalisatrice, productrice et scénariste d’Après le déluge

Un « bon timing »

Mara Joly estime que l’actualité brûlante des dernières années a contribué à accélérer la diversification de notre télévision. Sans toutes ces morts tragiques (George Floyd, Joyce Echaquan…), est-ce que sa série, qui brosse le portrait d’une policière rebelle (campée par Penaude Estime) qui prend sous son aile quatre jeunes au passé trouble, aurait trouvé preneur ? Elle l’ignore.

« Tout le monde me disait qu’au Québec, ce serait impossible de vendre cette série, mais heureusement, mon timing était exceptionnel, raconte l’actrice de formation, née au Québec d’une mère d’origine afro-américaine et d’un père blanc. C’était en 2020. Bell Média cherchait des contenus. Le mari d’une des patronnes qui m’avait rencontrée venait d’Afrique du Nord. Elle était donc très sensible aux enjeux d’Après le déluge, par rapport aux différences de privilège entre personnes blanches et personnes racisées, par exemple. Et quelques semaines plus tôt, l’affaire George Floyd avait éclaté… »

« Même si j’étais une autrice avec peu d’expérience, ils ont tout de suite voulu qu’on travaille ensemble. »

Mara Joly souhaite que l’augmentation du nombre de personnes issues des minorités visibles au petit écran se passe en douceur. « Oui, j’ai hâte qu’on atteigne l’équilibre, mais j’aimerais qu’on évite de créer un backlash [réaction de rejet]. Pour y arriver, il faut proposer des histoires de qualité et des histoires authentiques avec lesquelles les téléspectateurs caucasiens vont tomber en amour. Il faut les émouvoir, les divertir, les faire voyager, les faire rêver… Je pense qu’on est capable. »

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

L’acteur et producteur Frédéric Pierre (à droite) avec l’équipe de Lakay Nou, Angelo Cadet, Mireille Métellus, Ricardo Trogi, Catherine Souffront et Fayolle Jean

La diversité derrière l’objectif

La diversité devant l’objectif, c’est important, mais celle derrière l’objectif l’est tout autant… sinon plus, insistent des acteurs du secteur télévisuel.

Frédéric Pierre décrie un manque de représentativité au sein des postes-clés (scénaristes, réalisateurs, producteurs) depuis des années. En 2021, l’acteur d’Alertes a décidé de prendre les choses en main en fondant sa propre maison de production, Productions Jumelage, avec l’aide d’une boîte établie, KOTV.

Le premier projet de l’entreprise, que Frédéric Pierre administre seul, sera tourné au cours des prochains mois. Il s’agit d’une comédie intitulée Lakay Nou, qui brossera le portrait d’un couple de Québécois d’origine haïtienne vivant coincés entre deux générations : leurs jeunes enfants très modernes et leurs parents très traditionnels. Ricardo Trogi signera la réalisation.

« Il y a un réel besoin de personnes racisées derrière la caméra. Ça change toute la game », affirme le nouveau producteur, qui développe également une comédie policière avec Rachid Badouri et Mehdi Bousaidan.

« Les décisions, elles se prennent derrière la caméra, pas devant », ajoute Simon-Olivier Fecteau, qui avait confié à Frédéric Pierre la responsabilité de créer une équipe spéciale d’auteurs et d’acteurs noirs pour concocter des sketches au Bye Bye 2020.

Frédéric Pierre profitera du tournage estival de Lakay Nou pour démarrer un programme de jumelage pour former et professionnaliser des personnes des minorités dans différents postes. Ainsi, le directeur artistique aguerri Christian Légaré (Les mecs, Discussions avec mes parents) sera couplé au comédien et animateur Angelo Cadet, qui souhaite perfectionner son apprentissage du métier.

Les diffuseurs devront aussi y mettre du leur, souligne Lou Bélanger de St Laurent TV. « Derrière la caméra, on nous demande d’avoir des gens avec de l’expérience. On respecte ça, mais l’expérience, ce n’est pas tout. Collectivement, il faut qu’on se donne le droit de prendre des risques en misant sur le potentiel plutôt que sur le CV en date d’aujourd’hui. »

Le mot de Sugar Sammy

Je trouve que la télévision québécoise commence à avoir une ouverture sur la diversité, mais à un niveau superficiel. Les vrais changements vont se faire derrière les écrans quand on verra plus de diversité chez les créateurs, les producteurs et les directeurs de réseaux. En passant, « diversité » ne veut pas dire juste les femmes blanches. J’ai hâte à 2075.

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