L’utilisation du mot commençant par un N à ICI Radio-Canada Première, la réprimande du CRTC et la manière d’y répondre ont profondément divisé les directions de CBC et de Radio-Canada. La décision du diffuseur public – présenter ses excuses au plaignant, mais contester l’ingérence de l’organisme fédéral – découle d’un bras de fer « extrêmement tendu » entre les services français et anglais. L’interprétation des Normes et pratiques journalistiques fait aussi débat.

Une contestation du CRTC made in Quebec

Les enjeux de diversité et d’inclusion à CBC/Radio-Canada créent de vives tensions entre les services français et anglais parmi les journalistes, la direction et le conseil d’administration, a appris La Presse.

Les divisions ont atteint leur paroxysme cet été, en pleine controverse autour du mot commençant par un N. Le 21 juin dernier, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) a ordonné au diffuseur public de s’excuser après qu’un chroniqueur radio a prononcé quatre fois en ondes le titre d’un essai de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique.

La réponse officielle de CBC/Radio-Canada a été communiquée le 13 juillet dernier : le diffuseur offrirait des excuses au plaignant, Ricardo Lamour, mais contesterait le jugement du CRTC.

L’organisme de régulation n’a « ni l’autorité ni la juridiction pour rendre cette décision » et « a ignoré la liberté de la presse que garantissent la Charte canadienne des droits et libertés et la Loi sur la radiodiffusion », a plaidé le diffuseur public. La Cour d’appel fédérale a autorisé la requête le 12 septembre dernier.

Cette position mitoyenne émane d’un bras de fer « extrêmement tendu » entre les directions francophone et anglophone, selon deux employés qui ont requis l’anonymat par crainte de représailles et une troisième source bien informée du dossier. Les décideurs d’Ottawa et de Toronto souhaitaient se plier à la décision du CRTC.

« La pression [de porter la décision en appel] est en effet venue des Services français de Radio-Canada », confirme Michel Bissonnette, vice-président principal des Services français de CBC/Radio-Canada, en entrevue avec La Presse.

Malgré les « points de vue différents qui ont été exprimés », M. Bissonnette précise que tout le monde « s’est rallié au comité de direction et au conseil d’administration pour avoir un consensus lors de [la] réponse au CRTC du 13 juillet ».

Résultat : « C’est une décision totalement incohérente à sa face même », insiste le journaliste Alain Gravel, l’une des têtes d’affiche de Radio-Canada qui craignent l’ingérence des décideurs anglophones dans la salle de rédaction.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Alain Gravel, journaliste et animateur de l’émission Les faits d’abord, en 2019

L’enjeu fondamental dans cette histoire est l’indépendance du secteur français par rapport à la CBC.

Alain Gravel, journaliste et animateur de l’émission Les faits d’abord

Peu de temps après l’annonce de la décision de CBC/Radio-Canada, M. Bissonnette a accepté de rencontrer une dizaine de journalistes du réseau préoccupés par la portée des « excuses » au plaignant. Certains ont aussi exprimé des inquiétudes quant à la constitution d’un comité chargé d’« une revue interne [des] politiques et normes relatives au langage qui peut être blessant ».

Pendant la rencontre, « j’ai dit à M. Bissonnette : si le comité accouche d’un livre rouge des mots interdits, ça ne passera pas », raconte M. Gravel, animateur de l’émission Les faits d’abord, diffusée à ICI Première.

« J’ai confiance en la direction française, mais j’ai moins confiance en la CBC, poursuit-il. Beaucoup de gens dans notre groupe se méfient énormément de la direction anglaise. »

Appui tacite

Dans l’attente d’une réaction de la direction de CBC/Radio-Canada, le 4 juillet, plus d’une cinquantaine de têtes d’affiche francophones avaient publié une lettre ouverte dans La Presse demandant aux membres de la haute de direction « de contester vigoureusement [cette] décision ».

Lisez la lettre des têtes d’affiche de Radio-Canada

Mise au courant de la démarche, la direction de l’information de Montréal n’a signalé aucune objection, selon nos informations.

Deux lettres précédentes signées par des « poids lourds » médiatiques – notamment d’anciens ombudsmans et directeurs de l’information – exprimaient les mêmes doléances.

Lisez « Radio-Canada ne doit pas s’excuser ! » Lisez « Il faut contester la décision du CRTC » dans Le Devoir

Dans la journée où la société d’État a fait part de sa décision, la direction québécoise a envoyé un courriel à ses employés pour réitérer sa politique sur le « mot en N ».

Exceptionnellement, il sera pertinent d’en faire usage [du mot commençant par un N] sur nos plateformes pour citer un extrait ou un titre d’œuvre ou encore pour donner du contexte par une référence culturelle ou historique. Chaque cas doit être évalué avec une grande sensibilité, en tenant compte du fait que ce mot a une charge négative très forte, et qu’il heurte et humilie.

Extrait d’un courriel envoyé par Radio-Canada à ses employés

D’aucuns voient dans cette note signée entre autres par Luce Julien, directrice générale de l’information, et Caroline Jamet, directrice générale audio et radio, un appui aux préoccupations de nombreuses têtes d’affiche de Radio-Canada.

La direction de CBC privilégie un bannissement de certains mots sans égard au contexte ou à l’intention. « Avec nos journalistes, le point de départ est d’éviter d’utiliser le mot à tout prix, car nous comprenons parfaitement le mal qu’il peut causer », a expliqué Chuck Thompson, chef des affaires publiques de CBC, à l’observatoire numérique sur le journalisme J-Source.

Par exemple, dans un topo de The National sur la controverse du mot commençant par un N, un extrait dans lequel l’animatrice Annie Desrochers prononce Nègres blancs d’Amérique est voilé par un « bip ». À l’écran, la couverture de l’essai est amputée du premier mot du titre.

CAPTURE D’ÉCRAN TIRÉE D’UNE VIDÉO

À CBC, la couverture de l’essai de Pierre Vallières présentée à l’écran a été amputée du premier mot du titre.

Le sort réservé à Wendy Mesley, populaire animatrice de The Weekly, en 2020, est révélateur : l’ancienne journaliste vedette de CBC, originaire de Montréal, a été suspendue après avoir prononcé le mot commençant par un N, en anglais, lors de deux réunions de travail. La première fois pour faire état d’insultes racistes reçues par une collègue noire, la seconde pour citer le livre de Pierre Vallières. Mme Mesley s’est confondue en excuses.

PHOTO WENN RIGHTS LTD, ALAMY

Wendy Mesley, journaliste de la CBC, en 2010

Les appuis sont venus de journalistes… québécois. « Wendy Mesley est une bonne journaliste », a par exemple écrit le chef d’antenne de Radio-Canada Patrice Roy, sur Twitter.

Citer le titre d’un livre ne devrait jamais être un crime pour un journaliste. Sinon, c’est un monde pire que l’on prépare.

Patrice Roy, chef d’antenne de Radio-Canada, sur Twitter

La reporter de 65 ans a annoncé son départ un an plus tard.

Un journaliste afrodescendant de Radio-Canada, qui craint les contrecoups d’une prise de position publique, a exprimé son malaise à La Presse quant à l’importance que le diffuseur national accorde à la frange la plus militante des communautés minoritaires.

« Pourquoi, sur la question du mot en N, ça devient aussi émotif et dogmatique ? demande-t-il. Au Canada anglais, on ne peut même plus ne serait-ce qu’aborder l’enjeu parce que, en soi, c’est raciste. Je suis de la communauté noire. Je sais que c’est un mot chargé, que c’est utilisé comme une insulte. Mais comme journaliste, on travaille avec les mots, avec le contexte. Pour moi, c’est un dérapage inquiétant. »

« Questions importantes »

Plusieurs employés de CBC/Radio-Canada contactés par La Presse, qu’ils appartiennent à une minorité ou non, ont refusé de s’exprimer sur la question.

Les tensions au sein du diffuseur public n’ont pas épargné le conseil d’administration, qui a dû mener d’intenses débats. La Presse a sollicité une entrevue auprès de six membres, dont le président Michael Goldbloom. Tous ont décliné notre demande. Leon Mar, porte-parole institutionnel, a quant à lui dirigé La Presse vers un plan sur l’équité, la diversité et l’inclusion dévoilé en 2021.

Comme toute organisation nous nous penchons sur [ces] questions importantes afin de mieux refléter le Canada d’aujourd’hui. Nous poursuivons des conversations essentielles à travers toute l’organisation.

Leon Mar, porte-parole institutionnel de CBC/Radio-Canada, dans un courriel

Dans son plan 2022-2025 sur l’équité, la diversité et l’inclusion, CBC/Radio-Canada rappelle notamment la reconnaissance du « racisme systémique » par sa présidente-directrice générale, Catherine Tait.

Sans appuyer ou invalider le concept, Alain Gravel est mal à l’aise qu’une entreprise de presse prenne position sur une question « qui fait controverse dans les milieux politiques » au Québec.

Au Canada anglais, des observateurs craignent aussi le clivage français-anglais au sein du radiodiffuseur. « Mme Tait est clairement sur la corde raide, écrivait en juillet Konrad Yakabuski, chroniqueur au Globe and Mail. Le danger est que le journalisme de la CBC soit de plus en plus entaché par le désir de la direction de se plier aux exigences des forces wokes du réseau de langue anglaise. »

« Mme Tait a encore une résidence aux États-Unis, note Alain Saulnier, ancien directeur général de l’information de Radio-Canada. Je prétends que cette dame-là n’a pas une connaissance exhaustive de ce qui se passe au Québec. Ça crée un problème. L’exemple parfait, c’est la question du fameux mot en N. C’est elle qui a exigé qu’il y ait des excuses. »

Des changements « déstabilisants »

Nos demandes d’entrevue avec Catherine Tait et Luce Julien ont été déclinées. Un porte-parle de CBC/Radio-Canada a toutefois fourni le compte rendu d’une déclaration prononcée par Mme Tait devant des producteurs indépendants à Toronto, le 13 septembre dernier.

« Certaines personnes pensent peut-être que nous allons trop vite et trop loin dans notre volonté de refléter le Canada d’aujourd’hui. D’autres ne sont peut-être pas à l’aise avec le rythme de cette évolution, et je le conçois. Le changement peut parfois être déstabilisant. Mais je pense à ce que [la comédienne et réalisatrice] Sarah Polley a dit récemment : ‟Peut-être entendons-nous des voix qu’on n’entendait pas auparavant, et que c’est pour cette raison que nous ne sommes pas à l’aise… » Entendre ce que ces voix ont à dire rend le Canada meilleur. Plus riche. Plus fort. »

Le mandat de Mme Tait se termine en juillet 2023. Son renouvellement n’a pas encore été confirmé.

La bible déontologique au cœur des débats

L’interprétation des Normes et pratiques journalistiques (NPJ), qui guident le travail des professionnels de l’information, est une autre source de discorde entre CBC et Radio-Canada.

Le 10 novembre 2020, Brodie Fenlon, rédacteur en chef de CBC News, écrivait dans un billet qu’il était disposé à revoir la bible déontologique des travailleurs de l’information « à travers le prisme de l’inclusion », notamment en ce qui a trait à l’expression d’opinions.

Dans la foulée de l’affaire George Floyd, des membres du syndicat des journalistes de CBC – et de Radio-Canada à l’extérieur du Québec et de Moncton –, la Guilde canadienne des médias, avaient augmenté la pression pour que les hauts dirigeants s’attaquent au « racisme systémique » à CBC/Radio-Canada.

Un comité sur l’équité, la diversité et l’inclusion sommait la direction de ne pas pénaliser les employés qui « défendent publiquement leur vécu [humanité] ou celui des autres », par exemple en se prononçant en faveur de Black Lives Matter ou en participant à un rassemblement autochtone.

« Le problème […], c’est le fait que les Noirs, Autochtones et personnes de couleur soient ciblés de façon disproportionnée pour des violations présumées des Normes et pratiques journalistiques ; et ce sont les NPJ elles-mêmes, qui exigent que les employés adoptent la vision du monde des personnes blanches de la classe moyenne pour pouvoir être considérés comme étant objectifs », écrivaient les membres du comité dans une lettre appuyée par quelque 500 employés – actuels ou anciens – de CBC/Radio-Canada.

La Guilde n’a pas répondu à nos demandes d’entrevue. Notre requête auprès de M. Fenlon a été refusée.

Pas de changement en vue

Alain Saulnier, aujourd’hui professeur honoraire au département de communication de l’Université de Montréal, craint de voir s’étioler un de ses principaux legs, dans le préambule des Normes et pratiques journalistiques : « Nous sommes indépendants des lobbies et des pouvoirs politiques et économiques. »

Pour l’instant, c’est seulement l’interprétation du guide, et non ses termes, qui a changé à CBC. Inquiets, des syndiqués de Radio-Canada ont tout de même adopté une motion pour fermer la porte à une révision de la neutralité journalistique.

« Les normes ne sont pas appelées à changer », assure Michel Bissonnette, vice-président principal des Services français de CBC/Radio-Canada, en entrevue avec La Presse.

Personnellement, si un journaliste écrit un article pour dire comment c’est, d’être la mère d’un jeune enfant noir, et comment ça se passe pour elle, c’est un témoignage. Je vis bien avec ça. Mais si tu vas couvrir un évènement, tu ne peux pas avoir un biais. Tu dois être neutre et objectif, sinon ce n’est plus du journalisme.

Michel Bissonnette, vice-président principal des Services français de CBC/Radio-Canada

Autre source de malaise : une formation présentée comme « obligatoire » sur les privilèges et les biais inconscients, jugée « infantilisante », a été boudée par plusieurs journalistes francophones de Radio-Canada dans la dernière année.

Pierre Tousignant, président du Syndicat des travailleuses et travailleurs de Radio-Canada (STTRC), n’a pas voulu aborder ces questions, mais il a précisé que les enjeux d’inclusion et de diversité devront faire l’objet de débats et d’efforts de compréhension à l’interne.

« Le premier principe des NPJ que nous devons respecter est celui de l’exactitude, qui implique de présenter les contenus de façon claire », faisait valoir le syndicat à la suite des excuses de Radio-Canada pour son utilisation du mot commençant par un N. « Il nous apparaît évident que cela signifie qu’il faut pouvoir nommer ce dont on parle. »

Cette déclaration n’a pas fait l’unanimité au sein des membres, admet M. Tousignant.