La critique culturelle s’exerce aujourd’hui dans un environnement qui a changé radicalement. Après tout, il y a 20 ans, Spotify, YouTube et les réseaux sociaux n’existaient pas. En quoi le travail des journalistes est-il différent de ce qu’il était ?

Fini le monopole

Avec les réseaux sociaux et les plateformes d’écoute en ligne, les journalistes et les critiques ont de la concurrence pour faire découvrir des artistes, des œuvres au public ou rendre compte d’un évènement culturel. « Il y a une plus grande action des publics sur la notoriété, la visibilité et la pérennité d’une œuvre », souligne Christelle Proulx, doctorante en histoire de l’art qui s’intéresse à la culture numérique. « Les algorithmes font maintenant partie des prescripteurs culturels », ajoute-t-elle. Non seulement le public participe activement au discours critique, les critiques sont aussi davantage… critiqués ! « Tout le monde a une opinion, donc la critique doit être plus qu’une simple opinion pour avoir une valeur », souligne Catherine Voyer-Léger, autrice de l’essai Métier critique : pour une vitalité de la critique culturelle. « Il n’y a pas de diplôme pour devenir critique. Cela vient avec une expérience. »

Un impact amoindri

Est-ce qu’une bonne critique a autant d’impact qu’elle en avait avant sur le box-office d’un film ou les ventes d’un livre ? Catherine Voyer-Léger souligne que les études peinent à mesurer les retombées d’une bonne critique et que cela diffère d’un art à l’autre. Martin Véronneau, président de Local9, agence de promotion radio et de relations de presse, considère lui aussi que l’époque où une mauvaise critique pouvait détruire une carrière est révolue. La critique demeure néanmoins un gage de crédibilité important. « Si j’écris un show de télé, je veux qu’Hugo Dumas aime ça », illustre-t-il.

Un nouveau rôle

Il paraît aujourd’hui plus de disques, de livres, de séries télé et de films que jamais. Dans un tel contexte, le rôle du critique s’apparente de plus en plus à celui d’un « curateur » : on écoute, lit, regarde, trie et invite à porter attention à ceci plutôt qu’à cela. En disant pourquoi. Ce qui explique qu’on retrouve moins de critiques négatives : pourquoi accorder de l’espace à un truc moyen fait par un artiste méconnu plutôt qu’à un projet méritant d’être découvert ? On ne peut pas passer à côté des vedettes, par contre : bon ou moins bon, il faut en parler.

Feu le snobisme

Il y a des critiques qui croient pouvoir poser un jugement sûr sur tout. Qui sont méprisants et se vantent d’avoir compris, eux, ce film compliqué qui se termine – façon de parler – sur une fin ouverte… Le snobisme, pour Danick Trottier, renvoie à une forme de critique qui défend une tradition ou un idéal et est encore présent chez certains puristes, qu’ils parlent de punk ou de musique classique. « Les critiques d’aujourd’hui sont bien plus des guides que les protecteurs d’une tradition, juge-t-il. Ils posent des repères. » Comme critique, on admet aussi que l’objectivité n’existe pas. Qu’on critique avec ses références culturelles, sa sensibilité et ses préférences. Un peu d’humilité ne fait pas de moins bonnes critiques. Catherine Voyer-Léger remarque elle aussi que le ton de la critique a changé. « La culture ne se consomme plus comme avant et il n’y a plus une seule autorité critique, note-t-elle. Il y a un relativisme par rapport aux goûts culturels. Je ne pense pas qu’une émission comme Le cimetière des CD pourrait exister aujourd’hui. […] On ne peut plus aborder les arts avec une posture ferme non négociable de ce qu’est une esthétique réussie. »

La ville ne fait plus foi de tout

Qu’on parle de restauration, de mode de vie ou d’offre culturelle, les villes et les régions sont moins en opposition qu’elles ne l’étaient. Il serait inimaginable aujourd’hui de parler de « musique de région » pour décrire celle d’un groupe ou d’un artiste. Ce fut pourtant le cas à une certaine époque avec La Chicane ou Noir Silence, par exemple. Autre phénomène plutôt révolu : celui de la grande « rentrée montréalaise ». « Mon hypothèse est qu’il y a eu un grand développement des pôles artistiques régionaux depuis 15 ans. Cela vient avec une ouverture d’esprit et un décloisonnement », souligne Catherine Voyer-Léger. Martin Véronneau, président d’une agence de promotion radio et de relations de presse (pour 2Frères et Taktika, notamment), observe néanmoins qu’un certain clivage demeure dans certains genres musicaux. « Mais ce n’est pas vrai que c’est si différent », concède-t-il.

Les genres prennent le bord

Dans son livre Le classique fait pop !, le musicologue Danick Trottier s’intéresse à la « pluralité musicale » et au « décloisonnement des genres » accéléré par le virage numérique. En 2022, un jeune mélomane peut écouter à la fois du rap, du rock ou de la pop symphonique en une seule journée. Dans ce contexte, les catégories de musique deviennent de plus en plus « obsolètes », écrit le professeur de l’UQAM. Il souligne néanmoins que le langage est indispensable pour nommer, qualifier ou classifier la musique. Les journalistes doivent pouvoir situer le public, mais ils ne peuvent plus opposer aussi franchement que dans le passé les musiques dites classique et populaire. Pour les critiques, c’est ainsi un défi de ratisser plus large, surtout qu’il existe aujourd’hui une multitude de blogues et de sites web spécialisés. Par contre, les « généralistes » ont une vue d’ensemble. « Cette vision générale est importante parce qu’elle permet de mettre les choses en contexte et de les comparer, juge Danick Trottier. Dans les sites spécialisés, la vue reste souvent limitée à un seul domaine. »

Les artistes, nos « amis » ?

Le monde est petit. Le milieu culturel québécois l’est encore plus. D’où cette impression de proximité entre journalistes culturels et artistes. Se retrouver face à une personne dont on a sévèrement critiqué le travail n’est pas inhabituel au Québec. Ni agréable, tant pour le critique que pour le critiqué. Ce qui n’empêche pas de dire ce qu’on pense. « Je sens autant d’enthousiasme que de réserve. Je ne sens pas que le travail de critique est affecté », dit Danick Trottier, même s’il perçoit que ça peut être le cas lorsqu’un média est lié – par son propriétaire, par exemple – à une production culturelle ou à sa diffusion. La nuance, c’est peut-être que lorsqu’il s’agit de créateurs québécois, les critiques se gardent en général de verser dans la critique spectacle. Démolir un artiste pour attirer l’attention sur soi n’a en effet rien de bien glorieux. « Une critique posée prend en considération les conséquences de son propos, la façon dont elle sera reçue. Pas seulement par l’artiste, mais aussi par le public », précise le musicologue.

Et l’avenir ?

Catherine Voyer-Léger considère que le journalisme culturel est en grande transformation. Si nous ne sommes plus dans l’âge d’or de la critique avec de grands plateaux comme celui de La bande des six, expose-t-elle, la critique se fragmente et prend d’autres formes, que ce soit avec des balados ou des revues culturelles. Le mouvement #metoo a aussi nourri tout le débat de savoir s’il faut dissocier l’œuvre de l’auteur. « Nous ne sommes plus dans le discours de l’art pour l’art sans discours moral, expose-t-elle. Aujourd’hui, on remet aussi en question le fait qu’un homme cis blanc a la bonne posture pour critiquer une œuvre féministe d’une femme noire. » Avec l’arrivée du numérique et de l’internet, le pouvoir de définir ce qu’est l’art dit légitime a changé, renchérit Christelle Proulx, doctorante en histoire de l’art qui mène un projet de recherche sur la question dans les arts visuels. Mais la critique doit garder sa place. « C’est important qu’il y ait cette voix d’expertise qui demeure. »