Le Nevada limite désormais l’usage du gazon au nom de la préservation de l’eau, parce que le fleuve Colorado s’assèche. On arrache carrément du gazon autour d’immeubles de condos et de commerces. On le remplace par des plantes qui ont besoin de peu d’eau.

Plus près de nous, la municipalité de Saint-Lin–Laurentides a aussi un problème d’approvisionnement en eau. Puisant son eau dans la nappe phréatique, elle a décidé de la rationner. Parmi les restrictions : l’arrosage du gazon.

À Québec, même chose : cet été, les résidants ne pourront arroser leur gazon que deux fois par semaine, pour économiser l’eau. En 2023, ce sera une seule fois par semaine.

Le gazon, c’est de l’horticulture. Mais pas seulement. C’est aussi un symbole : la pelouse est le symbole d’un mode de vie. Je parle du mode de vie à l’américaine. Les États-Unis se sont construits dans l’ère moderne sur les épaules de cette classe moyenne naissante et triomphante qui a explosé, dans les années d’après-guerre. On a fait naître des archipels de bungalows dans les zones rurales entourant les villes, les suburbs. Ainsi naquit la banlieue.

Qui dit banlieue dit maison unifamiliale ; qui dit maison unifamiliale dit gazon. Un rectangle de gazon sur lequel on pose une maison rectangulaire. Seule rondeur à l’horizon : la piscine hors terre.

Je suis un enfant du gazon. Je viens de ce monde-là. J’ai grandi dans le gazon de la banlieue, à Fabreville, dans le nord de Laval. Mon père aimait passionnément son gazon. Il était même abonné à un service de camion-citerne qui aspergeait le gazon de produits chimiques, pour un vert absolu, un vert discipliné, un vert « présentable ».

Mais le gazon est peut-être menacé, et pas seulement parce que ça prend énormément d’eau pour faire vivre du gazon. Il y a aussi le prix du pied carré, en ces temps de surchauffe immobilière. L’époque où on pouvait ignorer la densité de population, soit le nombre de personnes par kilomètre carré, semble révolue.

Densité de mon Fabreville d’enfance, selon le recensement de 2016 : 1914 habitants par kilomètre carré.

Celle du Plateau où j’habite, adulte : 12 792 habitants par kilomètre carré.

Fabreville : pas hyperdensifié.

Plateau : très densifié.

Comme les autres banlieues d’Amérique, Laval s’est développé quand l’espace semblait encore infini. Les Montréalais voulaient fuir la ville, vivre dans plus grand, loin de cette métropole indisciplinée et à l’étroit. Ça tombait bien, Laval avait de l’espace et des politiciens prêts à dézoner tout l’espace du monde en échange de quelques dollars…

Nul besoin de densifier, à l’époque. Ce n’était pas un concept. On ne se marchait pas encore sur les pieds, tous pognés dans le même bouchon de circulation. On a pu donner un rectangle de gazon à tous ceux qui pouvaient passer au crédit.

Tout a changé. On développe désormais dans la banlieue de la banlieue. On peut continuer à créer des archipels de bungalows, mais on sent que ce faisant, on scie la branche sur laquelle on est assis.

Des voix s’élèvent, parmi cette nouvelle garde de maires notamment : faut densifier, même en banlieue…

Densifier, c’est occuper de façon optimale les kilomètres carrés. Mettre plus de monde par kilomètre carré pour avoir à créer moins de kilomètres carrés qui sont toujours plus loin, kilomètres carrés qu’il faut ensuite relier entre eux par des kilomètres d’asphalte…

Car le contraire de la densité, c’est l’étalement urbain.

À Saint-Bruno-de-Montarville (densité : 611 habitants par kilomètre carré), sur la Rive-Sud, le maire Ludovic Grisé Farand est embourbé dans un débat sur la densité. Il en veut, mais pas trop. Pas dans le centre-ville, où il a limité les nouvelles constructions à deux étages. La densité, ce sera pour un nouveau quartier, dit-il, près des Promenades St-Bruno, « là où ça ne dérange personne ».

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Ludovic Grisé Farand, maire de Saint-Bruno-de-Montarville

Il a aussi eu ces paroles lumineuses de lucidité, en entrevue avec Suzanne Colpron, de La Presse, mercredi : « Je pense qu’il faut limiter l’étalement, mais ça prend un équilibre aussi, parce que les gens qui partent des grandes villes veulent un terrain… »

Il touche à l’essentiel du débat sur l’étalement urbain, le maire de Saint-Bruno. À ce qu’on veut, ce qui nous fait rêver, quand on s’imagine loin d’un grand centre : les gens qui partent des grandes villes veulent un terrain.

C’était vrai en 1982, c’était vrai en 2002…

Et c’était même possible.

Est-ce encore possible ?

J’en doute.

À moins de vouloir passer encore plus de temps assis dans nos chars immobilisés dans des bouchons de circulation. À moins de vouloir gaspiller l’eau à rendre nos pelouses vertes, vertes, vertes. À moins de vouloir payer encore plus de routes qui vont relier encore plus d’archipels de bungalows…

Pour densifier davantage les espaces « développables », ça va prendre des politiques, des règlements de zonage, tout ça. Ça va prendre de nouvelles idées, en habitation, pour que des quartiers densifiés soient aussi attrayants… Oui, bien sûr.

Mais ça va aussi prendre une révolution dans nos têtes. Une révolution dans notre imaginaire. Va falloir accepter de vivre avec un peu moins de gazon. Peut-être même sans gazon.