(Montréal et Québec) Se disant « conscient que la ligne est mince entre donner des outils aux policiers pour faire leur travail et le fléau du profilage racial », le gouvernement Legault a confirmé vendredi qu’il porterait en appel le jugement de la Cour supérieure ordonnant la fin des interceptions aléatoires. Québec compte toutefois présenter une nouvelle version du projet de loi déposé dans le dernier mandat par l’ex-ministre de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault, qui était mort au feuilleton.

« Nous considérons injustifié d’abolir un article aussi important pour les corps de police. Nous jugeons qu’il y a manière de mieux l’utiliser. […] Le statu quo est inacceptable », a expliqué le ministre de la Sécurité publique, François Bonnardel, en conférence de presse vendredi.

Accompagné du ministre responsable de la Lutte contre le racisme, Christopher Skeete, M. Bonnardel a révélé qu’il comptait rouvrir la Loi sur la police afin d’y introduire de nouvelles mesures pour lutter contre le profilage. Québec compte notamment imposer de la « formation continue » aux policiers sur la discrimination et le profilage racial, et « rendre plus accessibles » les processus en déontologie policière pour la population.

« On va aussi financer les corps de police pour l’expérimentation de nouvelles pratiques innovantes pour lutter contre le profilage racial », a dit le ministre de la Sécurité publique, en citant l’exemple du projet Immersion à Longueuil, mis en place ces dernières années par le nouveau chef du Service de police de la Ville de Montréal, Fady Dagher.

Globalement, Québec compte « étendre le pouvoir du ministre d’établir des lignes directrices à tout sujet relatif à l’activité policière et de les rendre publiques ». Ces lignes directrices « porteront en priorité sur l’absence de discrimination dans les activités policières », assure-t-on au gouvernement.

Une formation portant spécifiquement sur la question du profilage racial et social sera aussi élaborée à l’École nationale de police, en plus des 45 heures de formation déjà offertes sur les interventions policières auprès des communautés marginalisées. « On ne restera pas les bras croisés », a promis M. Bonnardel. Pour le reste, « si les gens ont été victimes [de mauvaises pratiques], ayez confiance en la déontologie policière », a-t-il lancé.

Tournée de consultation

M. Skeete, lui, a promis le lancement imminent d’une « tournée de consultation » des acteurs concernés par le profilage racial, dont les communautés, les organismes et les corps policiers, dans plusieurs régions du Québec. « On va trouver de meilleures façons de faire », a-t-il promis.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Christopher Skeete

Nous sommes conscients que la ligne est mince entre donner des outils aux policiers pour faire leur travail et le fléau du profilage racial. Notre gouvernement tracera la ligne.

Christopher Skeete, ministre responsable de la Lutte contre le racisme

« Nous voulons trouver des solutions concrètes », a ajouté M. Skeete, appelant à « entendre les cris du cœur des communautés, dont je fais partie, qui en ont marre de se sentir exclues de notre Québec ».

Ancien douanier, le député de Sainte-Rose reconnaît qu’il a encore des craintes quand il franchit les frontières en raison de la couleur de sa peau. « Je les comprends », a-t-il dit en s’adressant directement aux membres des communautés racisées.

Mais selon lui, « il faut faire la distinction entre un outil policier et le désir profond d’abolir le fléau du profilage racial ». « On peut garder et maintenir un outil indispensable à la protection des Québécois et, en même temps, lutter contre le profilage », a-t-il insisté.

« Pas une abstraction »

Dans sa décision rendue le 25 octobre, le juge Michel Yergeau avait soutenu que la règle de droit autorisant les interceptions routières sans motif réel viole les droits des citoyens en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés. « Le profilage racial existe bel et bien. Ce n’est pas une abstraction construite en laboratoire. Ce n’est pas une vue de l’esprit. Il se manifeste en particulier auprès des conducteurs noirs de véhicules automobiles », avait-il déclaré, jugeant que l’interpellation aléatoire servait, pour certains policiers, de « sauf-conduit de profilage racial à l’encontre de la communauté noire ».

Vendredi, M. Bonnardel a plutôt parlé de « possibles situations de profilage racial ». Au lendemain de la décision de la Cour, le premier ministre François Legault avait soutenu que les interpellations aléatoires pouvaient se justifier dans certains contextes, notamment dans la lutte contre la violence armée. « Il faut laisser les policiers faire leur travail », avait-il dit.

PHOTO JACQUES BOISSINOT, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

François Legault, premier ministre du Québec

Il n’y a pas de loi à proprement parler qui permet à un policier d’intercepter une personne sans motif. Ce pouvoir émane essentiellement de deux décisions de la Cour suprême rendues il y a une trentaine d’années. Le plus haut tribunal du pays avait conclu dans l’arrêt Ladouceur – décision partagée à 5 contre 4 – que les interpellations au hasard pouvaient se justifier en vertu de la Charte compte tenu du nombre d’accidents de la route causés par les facultés affaiblies.

Un projet mort au feuilleton

En décembre 2021, Geneviève Guilbault, alors ministre de la Sécurité publique, avait déposé un projet de loi sur la police visant entre autres à ce que Québec établisse des « lignes directrices [pouvant] porter notamment sur l’absence de discrimination dans les activités policières ». Ce texte législatif n’a toutefois jamais été étudié par l’Assemblée nationale. Il est donc mort au feuilleton.

PHOTO JACQUES BOISSINOT, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Geneviève Guilbault, ministre des Transports et ancienne ministre de la Sécurité publique

Cette disposition du projet de loi se voulait une réponse à une recommandation du Groupe d’action contre le racisme que le premier ministre François Legault avait créé en juin 2020 dans la foulée de la mort de l’Américain George Floyd. Dans son rapport déposé en décembre 2020, le groupe d’action, composé de trois ministres et de quatre députés caquistes, demandait de « mettre fin aux cas de discrimination policière ». L’un des membres du groupe d’action était Christopher Skeete.

« Malgré tous les efforts entrepris, les questions du profilage racial lors des interpellations policières et des violences policières liées au racisme semblent toujours présentes et continuent de soulever beaucoup de réactions dans les milieux qui en sont victimes », peut-on lire dans le rapport. Il ajoutait qu’il fallait « rendre obligatoire l’interdiction des interpellations policières aléatoires ».

« Pour qu’une interpellation ait lieu, il faut un motif clair de la part des forces de l’ordre. Cette pratique n’a pas force de loi, y lisait-on aussi. Le Groupe d’action recommande qu’elle soit rendue obligatoire, en l’intégrant dans le code déontologique des policiers. Il sera ainsi possible de sanctionner en déontologie ou en discipline un policier qui ne la respecterait pas. Cette mesure permettra de réduire considérablement le profilage racial, voire de l’éliminer. »

À ce moment, le coprésident du groupe d’action, le ministre Lionel Carmant, y était allé d’un témoignage personnel. « Plus jeune, j’ai vécu du racisme. Je me suis fait interpeller quelques fois de façon aléatoire parce que je roulais avec la voiture de mes parents. Je me suis toujours dit par la suite que je ne voulais pas que mes enfants et mes petits-enfants aient à subir ça dans leur vie. »

Des réactions

Alors que la toute première recommandation du Groupe d’action contre le racisme demande de mettre fin aux interpellations policières aléatoires, le ministre de la Sécurité publique nous informe du bout des lèvres qu’il va [faire] appel de la décision du juge de mettre fin aux interceptions sans motif réel des automobilistes. […] Encore une fois, la CAQ fait la démonstration de son style de gouvernance improvisée et incohérente. Cette décision est d’autant plus étonnante [de la part] d’un gouvernement qui disait haut et fort vouloir tout mettre en œuvre pour combattre le profilage racial.

Jennifer Maccarone, porte-parole du Parti libéral en matière de sécurité publique

Les services policiers ont tous les outils nécessaires pour effectuer leur travail et pour faire des interpellations qui n’ouvrent pas la porte au profilage racial. […] Le message politique qui est lancé, en particulier envers les personnes noires, c’est que le profilage racial est admis au Québec pour des raisons qui sont obscures. C’est très troublant.

Andrés Fontecilla, porte-parole de Québec solidaire en matière de sécurité publique.

Difficile de comprendre à quoi la CAQ joue, mais c’est gênant. Les interpellations aléatoires sont au cœur du problème de profilage ; porter en appel cette décision est contre-productif. Le Parti québécois s’y oppose.

Paul St-Pierre Plamondon, chef du Parti québécois

C’est un rendez-vous manqué, alors que tant d’efforts de la société civile sont déployés pour mettre fin au profilage racial, pour intervenir contre le racisme systémique et rendre notre société inclusive et respectueuse des droits.

Lynda Khelil, porte-parole de la Ligue des droits et libertés

Avec la collaboration d’Hugo Pilon-Larose et de Louis-Samuel Perron, La Presse