Depuis sa création, on ne cesse de remettre en question le rôle de Radio-Canada. Le diffuseur public aurait-il oublié sa mission première à force de vouloir concurrencer les chaînes privées ? La télévision devrait-elle abandonner les revenus publicitaires qu’elle récolte tout en étant largement subventionnée ? Notre chroniqueur plonge dans cet épineux et éternel débat !

La publicité de la discorde

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Vue aérienne de la nouvelle maison et de l’ancienne tour de Radio-Canada

À Radio-Canada, « ils se comportent comme une entreprise privée qui concurrence d’autres entreprises privées, mais avec un immense gâteau qui arrive directement des fonds publics, lance Pierre Trudel, professeur à la faculté de droit de l’Université de Montréal qui s’intéresse de près aux médias. Pendant qu’ils font ça, ils ne s’occupent pas de faire ce que doit faire un service public, c’est-à-dire d’être innovateur, travailler dans des secteurs créatifs émergents et investir dans la recherche ».

L’analyse de Pierre Trudel fait écho aux propos qu’a tenus Denis Dubois, vice-président aux contenus originaux de Québecor, à mon collègue Marc-André Lemieux et qu’il a repris lors du congrès de l’Association québécoise des productions médiatiques (AQPM) ce printemps. Des sorties qui ont ravivé le débat sur le mandat d’un diffuseur public comme Radio-Canada, particulièrement celui de sa télévision.

Si on veut protéger les chaînes privées qui tentent de combattre le raz-de-marée des plateformes numériques étrangères, les diffuseurs publics devraient abandonner leurs revenus publicitaires et composer avec des fonds publics accrus, a déclaré en substance Denis Dubois. Cela n’a rien à voir avec la position du chef conservateur, Pierre Poilievre, qui menace carrément de sabrer les budgets de la CBC s’il est élu.

Lisez notre entretien avec Denis Dubois

Denis Dubois, dont le mandat vient à échéance dans quelques semaines, pense également que Radio-Canada devrait cesser de se prêter au jeu des cotes d’écoute et concentrer ses énergies sur du contenu plus « niché ». « Un diffuseur public ne devrait jamais faire compétition au privé. Il devrait agir en soutien […] Véronique Cloutier a l’ADN de TVA. C’est à TVA qu’elle devrait être. »

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Denis Dubois, vice-président aux contenus originaux de Québecor

Pierre Karl Péladeau, président et chef de la direction de Québecor, se réjouit que de tels propos attirent l’attention, lui qui martèle ces idées depuis plusieurs années. « Je suis militant pour l’abandon pur et simple des revenus publicitaires par la télévision comme c’est le cas à la radio », m’a-t-il dit lors d’une rencontre à son bureau de la rue Saint-Jacques.

On doit par ailleurs se demander si c’est une mission d’ordre public ou privé. Est-ce qu’ils sont là pour faire des cotes d’écoute ou pour servir des créneaux qui ne sont pas desservis par la télévision privée ?

Pierre Karl Péladeau, président et chef de la direction de Québecor

Pierre Karl Péladeau n’est pas le seul à nourrir cette pensée. Dans l’ambitieux rapport Yale (L’avenir des communications au Canada : le temps d’agir), publié en 2020, une des recommandations suggère un modèle moins tributaire de la publicité (ce que laissait d’ailleurs miroiter Justin Trudeau lors de la campagne de 2021 en promettant d’augmenter le financement). Le rapport suggère même de retirer la publicité dans les émissions d’information.

« Ils [les dirigeants de Radio-Canada] ont une attitude très défensive, car ils ont peur qu’à un moment donné, un gouvernement sabre les budgets », m’a aussi dit Pierre Trudel, l’un des membres du comité du rapport Yale. En effet, ce danger a réapparu avec les menaces (qu’il pourrait difficilement mettre à exécution, selon des experts) de retirer 1 milliard au financement public de CBC (mais pas de Radio-Canada) de Pierre Poilievre.

En 2020-2021, CBC/Radio-Canada a disposé d’un financement public de 1,391 milliard et de 504 millions en revenus, dont 254 millions en publicité et 124 millions en revenus d’abonnement. Les revenus publicitaires comprenaient 199 millions en publicité à la télévision et 55 millions en publicité provenant des services numériques.

En 2021-2022, le financement public a été revu légèrement à la baisse, à 1,209 milliard.

Professeur à HEC Montréal et ancien vice-président de Radio-Canada, Sylvain Lafrance se demande si on ne devrait pas avoir une sérieuse réflexion sur le sujet.

Quand je vois des publicités de jeux en ligne [à Radio-Canada], je me dis qu’il y a un problème social. Peut-être que le service public devrait avoir des balises à cet égard.

Sylvain Lafrance, professeur à HEC Montréal et ancien vice-président de Radio-Canada

Au Royaume-Uni, la BBC a des règles très strictes en matière de publicité (seulement quelques chaînes et plateformes numériques peuvent en diffuser). On retrouve la même chose avec les diffuseurs publics en France. Certains critiques s’y demandent même si la radio publique devrait ne diffuser que des messages d’intérêt général et se tenir loin des publicités de marques.

Catherine Tait n’a pas pu dégager 20 minutes pour répondre à mes questions. Elle a souhaité réagir par courriel. Visiblement, la présidente de la société d’État préfère contourner la question des revenus publicitaires.

« Pratiquement tous les diffuseurs publics du monde ont un modèle d’affaires qui combine financement commercial et public, et ils reçoivent d’ailleurs un financement public beaucoup plus élevé que CBC/Radio-Canada. Ce n’est donc pas une situation unique au Canada », m’a-t-on écrit en précisant qu’avec « 33 $ par habitant par année », CBC/Radio-Canada est l’un des diffuseurs publics qui coûtent le moins cher par habitant dans le monde.

Je vous pose la question : seriez-vous prêts à payer plus cher pour ne plus avoir de publicités ?

Les fameuses cotes d’écoute

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Une des nouvelles régies de Radio-Canada

En toute transparence, je précise que j’ai travaillé à la radio de Radio-Canada de 1992 à 2004 et que je suis parfois invité dans diverses émissions en tant que chroniqueur de La Presse. Je ne saurais me passer du diffuseur public, mais cela ne m’empêche pas de poser un regard critique à son endroit.

C’est pourquoi, comme bien d’autres, je trouve que la question des revenus publicitaires à la télévision de Radio-Canada, qui est ramenée régulièrement dans le débat public, est primordiale. Elle fait partie d’une spirale de laquelle le diffuseur public n’arrive plus à s’extirper. Pour attirer les annonceurs, un diffuseur doit avoir de bonnes cotes d’écoute. Et pour avoir de l’auditoire, il doit créer des émissions qui vont plaire à un large public.

Catherine Tait reconnaît que Radio-Canada cherche à séduire le grand public.

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Catherine Tait, présidente-directrice générale de CBC/Radio-Canada

Les cotes d’écoute à la radio et à la télévision font partie de nos indicateurs, mais ce n’est qu’un indicateur ou moyen parmi d’autres pour évaluer notre succès.

Catherine Tait, présidente-directrice générale de CBC/Radio-Canada

« Soyons clairs, nous voulons que le public adore son diffuseur national. Pour être un véritable diffuseur public, le public doit être au rendez-vous. Pour citer un ancien dirigeant d’une télévision française, ‟il n’y a pas de service public sans public”. »

Sylvain Lafrance croit que les services publics ont le droit de viser un impact auprès du public. « Faire une émission de qualité auprès d’un vaste public, ce n’est pas un défaut. Le problème, c’est quand cette mesure devient la mesure dominante. »

Quand on aborde le mandat de Radio-Canada, une question est sur toutes les lèvres : y a-t-il trop d’émissions racoleuses à la télévision publique ? Je suis assez vieux pour avoir connu la télévision de Radio-Canada des années 1960 et 1970, et laissez-moi vous dire que les émissions aguicheuses abondaient. Puis-je évoquer Le travail à la chaîne ou À la seconde ?

Sylvain Lafrance est également de cet avis.

On a souvent un souvenir idyllique de ce qu’ont été la radio et la télé publiques dans les années 1950, 1960 et 1970. On évoque toujours Le monde de Marcel Dubé et Les beaux dimanches. Mais on regardait aussi Marcus Welby, Ma sorcière bien-aimée et Les cadets de la forêt.

Sylvain Lafrance, professeur à HEC Montréal et ancien vice-président de Radio-Canada

La multiplication des plateformes

Loin de moi l’idée de ramener la rengaine « c’était tellement mieux avant », mais je constate que l’éclatement des chaînes et des plateformes au sein du diffuseur public a contribué à briser l’équilibre qui a longtemps régné à la chaîne généraliste.

On doit maintenant s’abreuver à RDI, ARTV ou Explora pour avoir droit à des émissions dites « sérieuses » (entretiens, débats, documentaires, théâtre, danse, musique, cinéma, etc.).

« Oui, cet éclatement a probablement contribué à cela, dit Pierre Karl Péladeau. Il y a eu une nouvelle économie des chaînes spécialisées […]. Et là, on assiste à une nouvelle rupture avec la mondialisation de la télévision qui est née d’une nouvelle technologie », c’est-à-dire les plateformes de diffusion en ligne comme Netflix, Amazon ou Disney+.

La télévision de Radio-Canada souffre de cet éclatement alors que la radio (peut-être parce qu’elle ne diffuse plus de publicités) a réussi à conserver un bel équilibre entre sérieux et divertissement. Son vaisseau amiral, ICI Première, entouré de ses consœurs (ICI Musique, ICI Musique classique, OHdio), continue d’offrir un contenu de qualité. Cela ne veut pas dire que les dirigeants ferment les yeux sur les cotes d’écoute.

Le mandat de CBC/Radio-Canada

Selon la Loi sur la radiodiffusion de 1991, « la Société Radio-Canada, à titre de radiodiffuseur public national, devrait offrir des services de radio et de télévision qui comportent une très large programmation qui renseigne, éclaire et divertit ».

« La programmation de la Société devrait à la fois :

  • être principalement et typiquement canadienne ;
  • refléter la globalité canadienne et rendre compte de la diversité régionale du pays, tant au plan national qu’au niveau régional, tout en répondant aux besoins particuliers des régions ;
  • contribuer activement à l’expression culturelle et à l’échange des diverses formes qu’elle peut prendre ;
  • être offerte en français et en anglais, de manière à refléter la situation et les besoins particuliers des deux collectivités de langue officielle, y compris ceux des minorités de l’une ou l’autre langue ;
  • chercher à être de qualité équivalente en français et en anglais ;
  • contribuer au partage d’une conscience et d’une identité nationales ;
  • être offerte partout au Canada de la manière la plus adéquate et efficace, au fur et à mesure de la disponibilité des moyens ;
  • refléter le caractère multiculturel et multiracial du Canada. »

Source : Radio-Canada

Consultez le site de Radio-Canada

Le même débat ailleurs

PHOTO HENRY NICHOLLS, ARCHIVES REUTERS

Le siège social de la BBC, à Londres

Il ne faudrait pas croire que Radio-Canada est le seul diffuseur public qui soit remis en question. Dans des échanges avec d’autres dirigeants de médias publics, Catherine Tait constate que tout le monde est confronté à des défis de taille. « Quand je parle à mes homologues en France, au Royaume-Uni, en Australie ou au Japon, on est tous témoins des mêmes menaces envers les valeurs que nous partageons, notamment l’impartialité, l’indépendance et la rigueur journalistique. »

Pierre-Jean Benghozi, chercheur au CNRS et professeur à l’École polytechnique de Paris, m’a confirmé que le débat sur la pertinence et le caractère des diffuseurs publics est présent partout en Europe. « Il va dans les deux sens. »

Quand ça va bien pour les diffuseurs publics, on se demande pourquoi on les finance. Et quand ça ne va pas bien, on se demande aussi pourquoi on les finance.

Pierre-Jean Benghozi, chercheur au CNRS et professeur à l’École polytechnique de Paris

Ça ressemble pas mal à ce qu’on entend chez nous ! Pourquoi on financerait les émissions de Radio-Canada, elles sont très regardées ? Pourquoi on financerait les émissions de la CBC, elles ne sont pas regardées ?

Pierre-Jean Benghozi m’a parlé du cas d’une chaîne spécialisée produite par un diffuseur public et offerte en abonnement. Les consommateurs se demandent pourquoi ils payeraient plusieurs fois pour avoir accès au contenu. Ça aussi, ça ressemble à ce que l’on dit au sujet de Tou.tv.

Il y a trois ans, la Suisse a carrément soumis à la population la question du financement de son diffuseur public par un référendum. Les partisans du service public ont réussi à le protéger, ce qui n’empêche pas les critiques d’affluer encore aujourd’hui.

Réparer « l’injustice »

Les dirigeants de Québecor ont souvent tenté de faire comprendre au gouvernement ou aux instances, comme le CRTC, qu’il est primordial qu’on répare « l’injustice » dont est victime le secteur privé des médias face à la société d’État. Pierre Karl Péladeau sent bien qu’il y a un blocage.

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Pierre Karl Péladeau, président et chef de la direction de Québecor

J’ai l’impression que Radio-Canada est devenue un État dans l’État. C’est comme si elle n’avait pas de comptes à rendre. Personne n’ose toucher à ça de peur de se faire accuser de conflit d’intérêts.

Pierre Karl Péladeau, président et chef de la direction de Québecor

« C’est plate à dire, mais il y a une récupération politique autour des gestes qui sont posés au sujet de la télévision publique. »

Le grand patron de Québecor, qui fonde beaucoup d’espoirs sur la loi C-18 (qui obligerait les géants du numérique à verser aux médias canadiens des indemnités pour l’utilisation du contenu provenant de leurs salles de nouvelles), sonne l’alarme en évoquant l’avenir de LCN. « Sans faire de futurologie, quand il y a des phénomènes aussi puissants… il n’y a personne qui peut combattre ça. S’il y a moins d’abonnés, il y a moins de redevances, donc moins de revenus pour financer nos salles de nouvelles. »

Tout en reconnaissant que Radio-Canada fait un travail remarquable en matière de couverture internationale, Pierre Karl Péladeau souhaite que le mandat de la télévision de Radio-Canada soit revu de manière à ce qu’elle devienne « complémentaire aux autres chaînes privées comme la radio ICI Première l’est avec le 98,5 ». « La situation actuelle protège Radio-Canada alors que les télédiffuseurs privés sont assujettis à la conjoncture économique dans laquelle on vit », précise le PDG de Québecor.

Pour Sylvain Lafrance, la télévision de Radio-Canada est déjà complémentaire aux télédiffuseurs privés. « Je suis convaincu que le système mixte est encore celui qui va le mieux servir le pays, particulièrement en information à l’ère des fake news et particulièrement pour les publics mal servis, je pense aux francophones hors Québec. »

Lors de l’inauguration de Radio-Canada, en 1936, Graham Spry, qui a beaucoup milité pour sa création, a déclaré : « Maintenant, vous allez vous battre toute votre vie pour que le diffuseur public survive. » Ce monsieur avait raison.

« C’est correct de remettre en question notre télévision, mais on devrait d’abord célébrer sa force, tient à dire en conclusion Sylvain Lafrance. On ne dit pas assez que le système de télévision au Québec est un énorme succès. Les Québécois sont attachés à leur télévision, c’est incroyable ! Combien de gens regardent tous les soirs leur propre télévision par leurs propres créateurs avec leurs propres artistes ? Ce n’est pas rien. On ne voit pas beaucoup ça ailleurs dans le monde. »