Ça fait des années que j’en entends parler : les infirmières1 à domicile n’ont plus le temps de soigner, elles doivent plutôt compiler des données. Je les entends se plaindre, mes collègues infirmières, depuis trop longtemps déjà, qu’elles passent des heures et des heures à remplir des pages et des pages de formulaires. 

OCCI : outil de cheminement clinique informatisé 

Ces quatre petites lettres inoffensives représentent un formulaire que les infirmières doivent remplir en ligne pour chacun de leurs patients, qu’on dénombre en moyenne à 40. Jusque-là, on n’y voit rien de bien consternant. Le problème, c’est que le formulaire comporte au minimum 36 pages… 

Vous trouvez que c’est abusif ? Ce n’est pas tout ! L’infirmière doit refaire un OCCI chaque fois que la condition globale de santé de son patient change… Or, vous comprenez que la clientèle cible ici est une clientèle gériatrique, complexe, très vulnérable et instable. 

En effet, nos patients soignés à domicile sont majoritairement des patients qui souffrent de maladies chroniques terminales, qui déclinent rapidement, et qui voient leur état général changer constamment jusqu’à la fin de leur vie. Nul besoin de vous dire que le maudit OCCI est toujours à refaire. Et tant qu’il n’est pas rempli, on ne peut commencer les services à domicile. 

C’est comme si l’infirmière du triage, à l’arrivée de son patient en hémorragie, lui demandait quelles étaient sa diète et son orientation sexuelle avant de bien vouloir commencer à le traiter. Eh bien ! c’est exactement la même chose qu’on fait avec nos patients à domicile. 

Essoufflés, affaiblis, souffrants, les patients doivent prendre leur mal en patience, car aucun de leurs symptômes n’a préséance sur ce formulaire sacré qui doit être rempli avant toute chose. 

« La plupart du temps, que prenez-vous comme petit-déjeuner ? », « Au cours d’une semaine, combien y a-t-il de jours où vous effectuez des activités telles que nettoyer le jardin ou la voiture ? », « Souhaitez-vous vivre une relation intime ? » sont des exemples de questions auxquelles les infirmières doivent répondre avec leur patient.

Soigner et non pitonner 

Mais pourquoi se plaindre ? N’est-il pas plus facile de passer des heures assise devant son ordinateur, à l’air conditionné, à rentrer des données tout en buvant son café, que de faire des visites à domicile ?

Car il faut savoir que donner des soins à domicile n’est pas de tout repos. D’abord, on conduit dans les embouteillages et les chantiers de construction, ensuite, on se cherche un stationnement. Puis on fait l’ascension d’un escalier chambranlant pour se rendre au deuxième étage d’un duplex, sac lourd de matériel sur le dos, et on pénètre dans un appartement parfois surchauffé, parfois insalubre, souvent tabagique.

On s’installe ensuite auprès du malade pour changer ses pansements, mettre une sonde urinaire, tâter son abdomen, l’écouter, le rassurer, lui faire de l’enseignement, l’évaluer, bref, prodiguer des soins. 

Je vous épargne les obligations comptables d’efficience auxquelles sont soumises les infirmières, un stress de plus pour elles qui ne doivent pas prendre plus de 2 minutes pour un pansement, 1 minute pour de l’écoute active, et 30 secondes pour de l’enseignement… 

Si vous êtes essoufflé à lire la description de ce que représente faire une visite à domicile, c’est normal. Toutefois, les infirmières que je côtoie ne sont pas trop incommodées par tous ces éléments irritants. Elles sont extrêmement travaillantes.

De vraies héroïnes, elles sont prêtes à enjamber tous les obstacles pour se rendre au chevet des malades, pour les accompagner et les soigner avec cœur. 

Ce qui les motive, au jour le jour, c’est d’avoir évité une visite aux urgences, d’avoir soulagé, d’avoir permis une fin de vie sereine à domicile. Or, en les obligeant à pitonner plutôt qu’à soigner, on les éloigne de leur mission et elles perdent le sens de ce qu’elles font. 

Quitter le navire 

On assiste présentement à une vague de départs massifs des infirmières en soins à domicile. Elles en ont ras le bol. Elles sont outrées de ne pas pouvoir être davantage présentes auprès de leurs patients. Elles sont dégoûtées de devoir suggérer à leurs patients de se rendre aux urgences plutôt que d’être soignés à domicile, sachant que leurs patients âgés courent d’énormes risques de contracter une infection nosocomiale, de développer un délirium ou de se déconditionner durant leur séjour sur civière.

Tout ça au profit d’une collecte de données qui, je m’excuse, ne sert strictement à rien.

Impuissante, je vois mes collègues infirmières quitter le navire une à une, et je rage. Car chaque fois qu’une infirmière abandonne les soins à domicile, nous perdons de la compétence, de l’expertise et de la continuité de soins. 

Johana, Véronique, Karine, pourquoi vous partez ? Demandez-leur, elles vont vous répondre à l’unanimité par ce sigle toxique qui leur donne la nausée : OCCI…

Les soins à domicile vont sauver notre système de santé du naufrage, j’en suis convaincue. La population vieillit, les hôpitaux débordent, il est évident que soigner nos aînés en perte d’autonomie dans leur maison est ce qu’il y a de plus logique, économique et humain.

Si le gouvernement veut faire des soins à domicile une priorité, il devrait commencer par abolir les OCCI. Faisons confiance au jugement clinique des infirmières, cela vaut mille fois mieux qu’un OCCI. 

1 L’emploi du mot infirmière a été utilisé pour rendre le texte plus fluide, mais le sujet concerne les professionnels de la santé des équipes de soutien à domicile en CLSC suivants : ergothérapeutes, travailleurs sociaux et infirmières.

* Eveline Gaillardetz est chef d’équipe médicale à domicile au CLSC de Verdun, chef adjointe à la direction des services professionnels en soins à domicile pour le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal

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