Les Américains célèbrent aujourd’hui leur indépendance dans un contexte politique tendu, ponctué par la mise en lumière des dérives ayant mené le 6 janvier 2021 à l’assaut du Capitole. Nombre d’analystes préviennent que la violence risque de gagner en importance au pays, certains allant même jusqu’à évoquer, de manière controversée, le spectre d’une nouvelle guerre civile.

« La chasse est ouverte »

Dans un message publicitaire mis en ligne il y a deux semaines, un ex-gouverneur du Missouri, Eric Greitens, annonce, arme longue en main, que la saison de chasse aux « RINOs » est ouverte et presse l’auditoire d’y participer.

Le politicien, qui espère obtenir un poste de sénateur, joue sur la résonance animale de l’acronyme utilisé par les partisans de l’ex-président Donald Trump pour fustiger les républicains « de nom seulement » (in name only) considérés comme trop timorés à son égard.

PHOTO TIRÉE D’UNE VIDÉO PUBLIÉE SUR LE COMPTE TWITTER D'ERIC GREITENS

Eric Greitens, ex-gouverneur du Missouri

Le message, conçu pour choquer, a été largement dénoncé dans les médias américains et fustigé par des élus d’allégeances diverses comme un appel à la violence.

Eric Swalwell, représentant démocrate de Californie, a fustigé la publicité sur Twitter en relevant que les dirigeants républicains avaient trop attendu pour confronter les « radicaux » pro-Trump au sein du parti.

« Maintenant la situation est hors de contrôle et menace les libertés de tout le monde », a-t-il relevé, suscitant les commentaires moqueurs de M. Greitens qui se défend en évoquant une simple « métaphore ».

Les risques de violence sont omniprésents dans l’esprit de plusieurs observateurs de la vie politique américaine, qui s’alarment du risque de nouvelles dérives alors que la commission du 6-Janvier analyse les dessous de l’assaut du Capitole.

Certains analystes vont même jusqu’à mettre en garde contre la possibilité d’une nouvelle « guerre civile » aux États-Unis, utilisant un terme lourd de sens dans un pays marqué par la guerre de Sécession.

PHOTO SAMUEL CORUM, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Les partisans de Donald Trump envahissent le Capitole des États-Unis lors d’une violente attaque qui fera cinq morts, dont un policier, le 6 janvier 2021.

« État de siège »

Stephen Marche, écrivain et journaliste canadien, a notamment évoqué cette possibilité dans un ouvrage intitulé The Next Civil War, qui explore à travers divers scénarios — dont un attentat ciblant le président, une attaque à la bombe sale ou une catastrophe environnementale – comment la situation pourrait dégénérer et mener à une vague de violence à grande échelle.

« L’effondrement va arriver plus rapidement et plus soudainement que quiconque le prédit, mais ça ne sera pas une surprise. L’Amérique craque de toutes parts », avance M. Marche.

Il évoque les ratés du système électoral, la tension extrême entre élus et partisans des camps républicain et démocrate, la perte de confiance des Américains envers les institutions politiques et judiciaires, l’accessibilité des armes, la crainte de déclin d’une partie de la population blanche et la multiplication de milices d’extrême droite comme autant de facteurs susceptibles d’alimenter une grave crise.

Tout le monde aux États-Unis a l’impression d’être en état de siège. Ils ont l’impression qu’ils risquent de tout perdre.

Stephen Marche, écrivain et journaliste canadien, auteur de The Next Civil War

Le système politique aurait besoin d’être réformé en profondeur pour remettre le pays sur les rails, mais les avenues pour y parvenir semblent bloquées, juge M. Marche, qui se défend de faire preuve d’alarmisme.

La violence de groupes extrémistes opposés au gouvernement est à l’origine de quelques dizaines de morts par année aux États-Unis et semble bien éloignée pour l’heure, convient-il, du seuil de 1000 morts par année souvent utilisé par les universitaires pour définir une guerre civile.

Il n’en demeure pas moins évident, assure l’auteur, qu’elle est appelée à augmenter. « Ce qui compte, ce sont les tendances. La forme exacte que prendra la violence est discutable », relève-t-il en entrevue.

De démocratie à anocratie

Barbara F. Walter, chercheuse à l’Université de Californie à San Diego, lance aussi une mise en garde sur l’évolution de la démocratie américaine dans un récent ouvrage intitulé How Civil Wars Start.

L’auteure prévient que le pays « est plus près de la guerre civile que bien des Américains voudraient le croire » même si un conflit d’envergure n’a rien d’inévitable, selon elle.

PHOTO DAVID RYDER, ARCHIVES REUTEURS

Des membres du groupe d’extrême droite Proud Boys en viennent aux coups avec des contre-manifestants, à Portland, dans l’Oregon, le 22 août dernier.

Mme Walter juge possible non pas une répétition d’un affrontement frontal traditionnel comme celui survenu lors de la guerre de Sécession, mais plutôt un conflit « décentralisé » animé par de petits groupes d’individus usant de terrorisme ou de techniques de guérilla « pour déstabiliser le pays ».

Elle évoque notamment à l’appui de son analyse le fait que les États-Unis ont régressé démocratiquement durant le mandat de Donald Trump pour devenir à la fin de 2020 une « anocratie », un stade intermédiaire entre régime autoritaire et démocratie, sur une échelle allant de -10 à 10 produite par le Center for Systemic Peace (CSP).

Cet institut de recherche longtemps financé par le gouvernement américain a conclu que la cote du pays était alors de 5, la borne supérieure de la zone d’anocratie, alors qu’elle se situe depuis des décennies en zone démocratique entre 8 et 10.

Les risques de violence à grande échelle sont plus élevés dans une anocratie, explique Mme Walter, notamment parce que le gouvernement est souvent trop faible pour répondre efficacement aux besoins de la population et réprimer parallèlement les actions de groupes radicaux.

Le potentiel de dérive est encore plus grand dans un contexte de polarisation politique extrême où se forment, dit-elle, des « factions », soit des partis ayant une forte composante identitaire qui cherchent souvent à faire main basse sur les institutions étatiques pour servir leurs intérêts au détriment de l’ensemble de la population.

L’étiquette s’applique selon elle au Parti républicain qui serait devenu, sous la direction de Donald Trump, une « faction prédatrice », regroupant presque uniquement des Blancs, plus disposée à user de « moyens extralégaux » pour faire prévaloir ses intérêts.

La transformation, dit-elle, survient en parallèle avec la multiplication de groupes radicaux, qui sont aujourd’hui aux trois quarts d’extrême droite.

Un risque à ne pas exagérer

David Laitin, un chercheur de l’Université Stanford qui étudie depuis des décennies les facteurs susceptibles de déclencher une guerre civile, pense toutefois que le risque de voir une insurrection armée d’envergure aux États-Unis demeure « extrêmement faible ».

Le pays, dit-il, dispose des capacités policières requises pour surveiller et neutraliser des groupuscules dangereux.

De manière plus générale, ajoute M. Laitin, le déclenchement de guerres civiles demeure un évènement « rare » – il en a dénombré 150 dans le monde sur une période de 75 ans.

Les évaluations du CSP, dit Ore Koren, professeur de science politique rattaché à l’Université de l’Indiana, ne font pas l’unanimité. L’organisation a par ailleurs relevé la cote des États-Unis à 8 après l’arrivée au pouvoir du président démocrate Joe Biden, les sortant de la zone sensible évoquée par Barbara Walter dans son livre.

M. Koren pense que les États-Unis risquent surtout de connaître à terme une régression démocratique comme celle de la Hongrie et de la Pologne, qui ont dérivé vers des régimes plus autoritaires sans connaître d’explosion de violence.

Anjali Dayal, professeure de sciences politiques à l’Université Fordham, à New York, pense que l’évocation du risque de guerre civile dans le contexte américain est mal avisée.

Elle « amène les gens à s’attendre à une grande explosion sociale » plutôt qu’à focaliser sur la violence politique déjà existante.

« Si on diagnostique mal les problèmes, on risque de trouver les mauvaises solutions », souligne Mme Dayal.

« La démocratie ne se perpétue pas elle-même. Elle perdure quand la communauté et les dirigeants politiques continuent de vouloir s’y investir », conclut la chercheuse.

Pourcentage d’électeurs considérant qu’une action violente contre le gouvernement peut parfois être justifiée

Démocrates : 23 %

Indépendants : 41 %

Républicains : 40 %

Source : University of Maryland

En chiffres

58 % des républicains voient les démocrates de manière « très défavorable » (21 % en 1994)

55 % des démocrates voient les républicains de manière « très défavorable » (17 % en 1994)

Source : Pew Research

PHOTO PATRICK SEMANSKY, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Six jours après le drame, la vice-présidente Kamala Harris et son mari, Doug Emhoff, se recueillent devant le supermarché de Buffalo où 10 personnes ont été assassinées par un suprémaciste blanc.

Une menace intérieure grandissante

Selon un décompte du Washington Post, le nombre d’attaques ou de complots orchestrés par des groupes extrémistes intérieurs aux États-Unis a augmenté sensiblement de 2015 au milieu de 2021. Le quotidien a dénombré durant cette période 267 évènements imputables à l’extrême droite ayant fait 91 morts. Par ailleurs, 66 évènements imputables à l’extrême gauche ayant fait 19 morts ont été recensés.

Exemples d’attaques intérieures

Août 2017 : Un militant néonazi fonce avec sa voiture dans une foule de manifestants protestant contre le rassemblement à Charlottesville, en Caroline du Nord, de groupes d’extrême droite : 1 femme est tuée et 19 personnes sont blessées.

Août 2020 : Un membre d’un groupe d’extrême droite qui avait croisé le fer à Portland, en Oregon, avec des manifestants dénonçant la mort de George Floyd est abattu par un militant d’extrême gauche. Ce dernier est abattu à son tour quelques jours plus tard par les forces de l’ordre.

Mai 2022 : Un homme de 18 ans se réclamant du courant suprémaciste blanc ouvre le feu dans un magasin à Buffalo, faisant 10 morts et 3 blessés, la plupart d’origine afro-américaine.

PHOTO EVELYN HOCKSTEIN, ARCHIVES REUTERS

Le plus haut tribunal des États-Unis souffre aujourd’hui d’une crise de légitimité, alors que trois Américains sur quatre disent ne pas avoir confiance en l’institution.

La Cour suprême en eaux troubles

La Cour suprême américaine, qui joue un rôle central dans le fonctionnement démocratique du pays, est aux prises avec une baisse marquée de confiance de la population potentiellement lourde de sens pour l’avenir.

Selon le plus récent sondage de la firme Gallup, seul un quart des Américains ont aujourd’hui confiance dans l’importante institution judiciaire, une baisse de cinq points de pourcentage par rapport au précédent record établi en 2014.

Russell Wheeler, constitutionnaliste rattaché à la Brookings Institution, pense que ce manque de confiance pourrait avoir des effets « catastrophiques ».

Il craint notamment les tensions sociales qui pourraient survenir si le tribunal est appelé, avec une légitimité entamée, à trancher dans une élection présidentielle contestée en 2024 comme il l’avait fait pour confirmer l’élection de George W. Bush en 2000.

Le plus haut tribunal du pays a longtemps disposé d’un large appui de la population, mais les manœuvres politiques des dernières années entourant la nomination des juges ont entaché son image, note M. Wheeler.

Le fait que l’ex-président Donald Trump a pu nommer trois juges conservateurs durant son mandat après avoir été élu sans majorité populaire alimente la défiance actuelle, dit-il.

PHOTO DAMIAN DOVARGANES, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Amy Coney Barrett, juge à la Cour suprême des États-Unis

La décision du Sénat à majorité républicaine de bloquer la confirmation d’un candidat présenté par Barack Obama dans la dernière année de son mandat et de confirmer ensuite celle d’Amy Coney Barrett quelques semaines avant le départ de Donald Trump est aussi une source d’irritation qui politise l’image du tribunal, note M. Wheeler.

Elizabeth Lane, spécialiste de politique américaine rattachée à la Louisiana State University, note que la tension accrue entourant le processus de nomination des juges a aussi un effet sur la manière dont la population perçoit le tribunal.

La levée par les républicains en 2017 de la règle qui exigeait l’appui de 60 sénateurs sur 100 pour obtenir la confirmation a permis, dit-elle, de faire passer des candidats plus extrêmes qui n’auraient pas été nommés par le passé au risque d’alimenter la perception de biais.

« S’ils n’avaient pas retiré cette exigence, les démocrates n’auraient probablement pas pu faire confirmer la candidature de Ketanji Brown Jackson récemment. Ça joue dans les deux sens », souligne M. Wheeler, qui s’alarme de la manière dont la majorité conservatrice en place semble vouloir profiter de la situation pour faire avancer « sans gêne » un programme juridique radical.

PHOTO JACQUELYN MARTIN, ASSOCIATED PRESS

Manifestation pour le droit à l’avortement, 
à Washington, le 30 juin

La récente décision du tribunal révoquant le décret Roe c. Wade est de nature à miner plus encore la confiance d’une large partie du public, souligne le constitutionnaliste Russell Wheeler, qui s’étonne de voir les juges dissidents remettre ouvertement en question les motifs de leurs collègues conservateurs.

M. Wheeler s’alarme particulièrement de l’attitude du juge Clarence Thomas, qui a annoncé sa volonté de cibler d’autres jugements protégeant notamment le mariage gai et l’accès à la contraception.

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Le juge Clarence Thomas

Le magistrat avait déclaré en mai que le système judiciaire américain est menacé si « les gens sont incapables de vivre avec des décisions qu’ils désapprouvent ».

Il n’a pas soufflé mot alors de la controverse ciblant sa femme, Virginia Thomas, qui se voit reprocher d’avoir interagi avec la Maison-Blanche pour soutenir la contestation du résultat de l’élection présidentielle de 2020.

La protection personnelle des juges a été renforcée récemment, et des barricades ont été érigées autour du tribunal, témoignant des tensions qu’il suscite.

« On dirait une forteresse », souligne M. Wheeler.