Doit-on permettre à Bell d’acheter la chaîne de télé V ? Y aurait-il davantage de concurrence au Québec si Bell avait une chaîne généraliste pour rivaliser avec Québecor ? À couteaux tirés dans plusieurs dossiers, Bell et Québecor croisent le fer ce mercredi devant le CRTC, qui doit décider s’il approuve ou non la transaction.

Une chaîne généraliste pour rivaliser avec Québecor

Avec l’achat de V, Bell pourrait compter, en plus de ses chaînes spécialisées, sur une chaîne généraliste pour rivaliser avec TVA. « [Ça] vient remettre à niveau le paysage compétitif au Québec », disait Karine Moses, présidente de Bell Média au Québec, en juillet dernier lors de l’annonce de la transaction de 20 millions de dollars avec le Groupe V Média, propriété de Maxime Rémillard. Pour convaincre l’organisme réglementaire fédéral d’approuver la transaction, Bell s’engage à rapatrier les nouvelles à l’interne, à hausser la programmation de nouvelles locales (ex. : de 45 minutes à 90 minutes par jour la semaine à Montréal et Québec). Par contre, Bell ne propose pas d’investissements supplémentaires en contenu canadien dans ses conditions de licence : V garderait essentiellement les mêmes conditions de licence.

La règle des 35 % des parts de marché

En vertu de sa politique sur la diversité des voix, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) approuve de façon générale les transactions tant qu’une entreprise ne détient pas plus de 35 % des parts de marché. Entre 35 % et 45 % des parts de marché, le CRTC peut approuver la transaction, mais seulement après un examen approfondi. Dans ce cas-ci, l’achat de V par Bell ne semble pas poser problème : Bell aurait des parts d’écoute de 21 % en télé francophone avec l’achat de V, comparativement à 38 % pour le Groupe TVA/Québecor (selon les données fournies par Bell).

Danger pour la concurrence, dit Québecor

Le débat ne se limitera visiblement pas à une question de calculs de parts de marché. Durant les deux jours d’audiences du CRTC, on parlera aussi beaucoup de concurrence. Québecor s’oppose fermement à la transaction, pour des motifs de concurrence. Selon Québecor, la transaction permettra à Bell de « signer des ententes multiplateformes dans les deux langues officielles et exiger des termes de longue durée afin de bloquer les contenus et d’éliminer la concurrence », écrit Québecor au CRTC.

Qu’en est-il ?

Bell est effectivement de loin la plus importante entreprise télé au pays (français et anglais). En 2019, elle a généré des revenus télé de 2,17 milliards, loin devant CBC/Radio-Canada (1,092 milliard, mais 378 millions si on enlève les crédits parlementaires de la société d’État), Rogers (969 millions) et Québecor (392 millions), selon les données du CRTC. Avec V, Bell serait la seule entreprise média au pays à posséder à la fois une chaîne généraliste et des chaînes spécialisées aussi bien en français qu’en anglais.

Par contre, pour la télé francophone, Québecor est l’entreprise privée la plus importante avec des revenus annuels de 392 millions, devant Bell (317 millions). Radio-Canada a des revenus de 457 millions — en enlevant les crédits parlementaires, on arrive toutefois à 142 millions de revenus commerciaux. La chaîne généraliste V génère des revenus annuels de 38 millions.

Pour la transaction

L’ADISQ, l’Association québécoise de production médiatique (l’association qui regroupe les producteurs télé) et le syndicat de la Fédération nationale des communications (CSN) sont notamment en faveur de l’achat de V par Bell. Plusieurs producteurs télé appuient aussi la transaction, dont Louis Morissette (KOTV) et Julie Snyder (Productions J), ex-conjointe de M. Péladeau. Dans une lettre envoyée au CRTC, Mme Snyder écrit que la transaction maintiendrait « une situation concurrentielle à forces plus égales parmi les groupes de radiodiffusion ». Mme Snyder indique aussi que « les portes du plus important réseau de télévision [privé, soit TVA] lui sont fermées ». Québecor n’a pas répondu, mardi, aux questions de La Presse au sujet de cette affirmation de Mme Snyder.

Contre la transaction

Québecor et le Centre pour la défense de l’intérêt public (PIAC), un organisme de défense des consommateurs, souhaitent notamment que le CRTC bloque la transaction. PIAC rappelle qu’en 2012, lors du refus de la transaction Bell-Astral, le CRTC s’était inquiété de la possibilité qu’une entreprise devienne si importante qu’elle nuirait à la concurrence au petit écran. « Nous demandons : si ce n’est pas maintenant avec l’achat de V, ce sera quand ? », écrit PIAC. De son côté, Cogeco invite le CRTC à la prudence, faisant valoir que la transaction « contribuerait à éliminer un radiodiffuseur indépendant [le Groupe V Média] de la télévision traditionnelle […] au profit d’un géant médiatique […] à une époque caractérisée par une industrie largement consolidée ».