Le métier, les médias, la salle de rédaction de La Presse, et vous.

Je ne croyais pas nécessaire de le rappeler.

Mais voici.

Les journalistes de La Presse n’ont pas le droit de manifester.

Ils n’ont pas le droit d’adhérer à un groupe ou à une organisation militante.

Ils n’ont pas le droit d’émettre publiquement leur opinion, que ce soit sur les réseaux sociaux ou ailleurs, sauf s’ils sont chroniqueurs, critiques ou éditorialistes.

C’est le fondement du métier. C’est la base même du travail pour tout reporter qui œuvre à La Presse ou dans n’importe quel grand média généraliste au Québec.

Celui-ci doit adopter en tout temps un « devoir de réserve raisonnable » afin de préserver sa neutralité et son indépendance professionnelle.

Je le rappelle, car j’ai vécu une expérience plutôt étonnante le week-end dernier dans le cadre de la grand-messe du métier, le congrès de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec qui s’est tenu au mont Sainte-Anne.

Je faisais partie d’un panel dans lequel on se demandait où tracer la ligne entre journalisme et militantisme.

Réponse plutôt facile à mes yeux : le journaliste est impartial, le militant ne l’est pas, tout simplement.

Dit autrement, le journaliste est neutre, le militant défend une position. Le journaliste part chaque jour d’une page blanche, le militant part d’une grille d’analyse.

Bref, le journaliste cherche la vérité, alors que le militant cherche à convaincre.

Mais voilà : à mon grand étonnement, bien des gens qui ont pris le micro se sont montrés réfractaires à ma réponse.

Je suis dans le métier depuis plus de 25 ans, et je ne me souviens pas d’un congrès de journalistes où l’impartialité a été autant remise en question.

Bien sûr, la question de l’objectivité a souvent fait jaser. Les journalistes le sont-ils vraiment ? À quel point ? Sont-ils victimes de leurs biais inconscients ? Autant de questions qui sont en débat perpétuel dans le métier.

Mais là, je parle d’autre chose : ce qui était remis en question cette fois, c’est la règle selon laquelle un reporter ne peut pas manifester ni émettre son opinion sur les réseaux sociaux. Une remise en question formulée en grande partie, il faut le dire, par la jeune génération, celle qui commence dans le métier.

Le débat fut à ce point musclé que le panel a fait l’objet d’une sortie publique de Bernard Derome le soir même, d’un texte dans Le Devoir et d’une chronique de Mario Dumont dans Le Journal de Montréal.

Ce qui a mis le feu aux poudres ? Quand j’ai osé dire qu’un journaliste de La Presse n’avait pas le droit de manifester pour le climat ou d’appuyer la lutte contre les changements climatiques sur Twitter.

Ceci n’a pas passé.

Je conçois parfaitement que plusieurs d’entre vous, lecteurs de ce texte, seront surpris de ma position inflexible. Elle semble probablement un brin orthodoxe pour les non-journalistes.

Mais pour un auditoire formé de journalistes, elle est censée être consensuelle.

Je vous donne un exemple concret pour illustrer l’importance du devoir de réserve.

Vous êtes journaliste à l’environnement à La Presse. Vous manifestez pour une réduction des gaz à effet de serre le samedi, car vous avez la planète à cœur comme tout le monde. Vous en rajoutez le dimanche en écrivant sur Facebook que les grands pollueurs au pays doivent en faire plus.

Puis vous arrivez au travail, le lundi matin, et vous êtes affecté à la couverture de la conférence de presse de Justin Trudeau qui doit annoncer une hausse de la taxe carbone.

Qui peut alors penser que vous serez vraiment impartial ? Que votre texte sera factuel, sans a priori ?

Comment choisirez-vous les experts invités à commenter la nouvelle ? Appellerez-vous ceux qui estiment que la taxe carbone n’est pas la meilleure solution ou allez-vous les tenir à l’écart ?

Et comment ferez-vous pour obtenir la réaction des grands émetteurs, ce qui est nécessaire pour comprendre la nouvelle et rédiger un texte équilibré ? Pensez-vous que Suncor se fera un plaisir de répondre à vos questions après votre tweet de la veille ?

Voyez ainsi comment un enjeu aussi vertueux que le climat peut poser problème si un journaliste affiche son écologisme. Et ce serait aussi vrai si mon exemple portait sur le droit à l’avortement, la lutte contre le racisme ou la défense de la communauté LGBTQ+.

Et ce qu’oublient les gens de gauche, de qui émane cette demande visant à permettre aux journalistes d’afficher leurs positions, c’est que ces derniers pourraient aussi appuyer des positions jugées plus à droite, comme la réduction des seuils d’immigration ou le troisième lien à Québec.

Or, en s’affichant pour l’une ou l’autre de ces causes, peu importe qu’elle soit noble ou pas, le journaliste perd sa neutralité et mine la confiance que le public peut avoir à son égard.

Elle est là, la ligne entre journalisme et militantisme : dans la position affichée qui mène au parti pris, ou à l’apparence d’un parti pris. Tout l’inverse de l’impartialité.

Il y a bien sûr de la place dans le métier pour des médias idéologiques, militants ou de combat, comme Pivot, À bâbord ! ou d’autres. Là où des journalistes militants, pourvu qu’ils s’affichent comme tels, peuvent œuvrer pour changer le monde.

Mais le journaliste qui travaille dans un grand média doit quant à lui s’en tenir, pour reprendre les mots de l’ancien ombudsman de Radio-Canada Guy Gendron, à « changer le monde un fait à la fois ».

Écrivez à François Cardinal