« Le discours traduisant une expérience est souvent plus important que l’expérience elle-même », a déjà écrit l’auteur Bernard Werber. C’est exactement ce que je me suis dit en découvrant des extraits du spectacle Aux grands maux, les grands discours, qui connaîtra sa mise à l’eau cette semaine, au Gesù.

L’idée est simple, ultra-simple, même. Et elle a mijoté pendant des années dans la tête de Luce Rozon, codirectrice, avec sa sœur Lucie, de la boîte de production Les agents doubles : bâtir un spectacle autour des grands discours qui ont forgé notre histoire moderne.

Extirpés des écrans desquels ils nous proviennent depuis des décennies et du tumulte qui les accompagnent la plupart du temps, ces discours parviennent à nos oreilles avec une incroyable force de frappe. Quel luxe de pouvoir en écouter tout un florilège dans la quiétude d’une salle de spectacle.

Enfin, on peut accueillir leur poids, leurs envolées grandioses et, parfois, leur poésie, autrement que par de courts extraits (souvent les mêmes). Enfin, on peut savourer chaque mot et comprendre leur sens.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Le comédien Marc Béland

Ce plaisir passe par la performance des comédiens Dorothée Berryman, Marc Béland, Naïla Louidort et Martin-David Peters, qui livrent ces discours dans un décor dénudé et gris. C’est dans ce no man’s land urbain que la metteure en séance Marie Guibourt fait défiler une vingtaine de personnalités qui ont en commun d’avoir laissé en héritage des discours d’une grande puissance.

Parmi ces personnages, on retrouve Mère Teresa, Winston Churchill, Charles de Gaulle, Georges Patton, Elie Wiesel, Emmeline Pankhurst, Gisèle Halimi, Simone Veil, Joséphine Baker, Barack Obama, Martin Luther King, Albert Camus, Malala Yousafzai, Hitler, Jacques Chirac, René Lévesque et Michèle Lalonde.

Rassurez-vous, les comédiens ne tentent pas d’imiter ces personnages. Cela aurait été grotesque. Ils visent plutôt à rendre l’essence du moment phare.

Quand Martin-David Peters fait le fameux Yes, We Can d’Obama, il n’est pas Obama, mais on retrouve l’incroyable force de ce discours qui est rapidement passé à l’histoire.

Les discours ne sont pas offerts dans leur entièreté. Le difficile travail de remodelage, on le doit à Rémi Villemure, qui assure l’adaptation. Pourquoi un discours arrive-t-il à traverser le temps et à marquer les esprits alors qu’un autre est oublié le lendemain de sa présentation ? lui ai-je demandé.

« Il n’y a pas de recette pour écrire un bon discours, m’a-t-il dit. Souvent, ces personnes ont prononcé un seul grand discours dans toute leur vie, mais il a compté. Cela dit, un grand discours repose sur trois choses : la qualité du texte, le talent d’orateur de celui ou celle qui le livre et les circonstances dans lesquelles il est offert. »

À ce sujet, on a pris soin de précéder chaque discours d’une mise en contexte qui est projetée en fond de scène. Ce cadre est capital, car il peut littéralement propulser l’orateur en orbite. Le discours du général de Gaulle lors de l’appel du 18 juin 1940 est un bon exemple de cela. « Ce discours l’a carrément fait naître », ajoute Rémi Villemure.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

La comédienne Naïla Louidort

La plupart des grands discours sont écrits, mûris et réfléchis (parfois avec l’aide d’autres personnes).

La comédienne Dorothée Berryman retrouve dans ces discours toutes les qualités d’un bon texte dramaturgique. « Il y a des montées, des plateaux… On sent cela quand on les joue. En tout cas, je peux vous dire que le discours que Simone Veil a prononcé en faveur de l’avortement est bien écrit en mosus. »

Il y a les discours livrés à la virgule près et il y a ceux qui sont improvisés (ou du moins présentés sans papier). Charles de Gaulle (encore lui) excellait dans le genre. « Il les improvisait, mais dans des circonstances exceptionnelles, dit Rémi Villemure. La libération en 1944 ou le discours de l’hôtel de ville de Montréal, ce n’est quand même pas rien. »

Ce qui est très intéressant dans ce spectacle, c’est qu’on a fait le choix des textes en fonction de leur résonnance en 2024. Il est question de luttes raciales, de pauvreté, d’inégalités sociales, d’avortement, de dictature et de féminisme. « Quand on entend des discours de René Lévesque, notre rapport aux immigrants que nous ramène l’actualité en ce moment prend un sens particulier », dit Rémi Villemure.

Après le succès de la pièce Verdict (Verdict 2 est en préparation), où des comédiens recréent des plaidoiries célèbres, Les agents doubles mettent sur rails cette production basée sur des discours marquants. Dans ma chronique de samedi dernier, je vous parlais du phénomène des spectacles à grand déploiement ou basés sur des concepts.

Lisez la chronique « À la recherche de l’effet wow ! »

Il semble que l’approche des Agents doubles gravite autour de cela. Mais il y a plus. On sent une volonté d’atteindre les deux pôles du spectateur : son cœur et son intelligence. Que demander de plus ?

Aux grands maux, les grands discours, du 1er au 10 février au Gesù, puis en tournée au Québec

Consultez les dates de spectacles