À titre de rédacteur de hockey affecté à la couverture du Canadien pendant une dizaine d’années, j’ai connu tant le Guy Lafleur triomphant que le Guy Lafleur souffrant et j’ai écrit sur les deux. J’ai aimé l’un et l’autre sans distinction. Mais autant Guy avait la victoire et les honneurs modestes, autant il devenait passionné et irascible quand ça n’allait pas à son goût.

Ce n’est pas sans raison que cet athlète est devenu un personnage mythique chez nous. Les amateurs de sport et même les autres avaient appris à le suivre sur le chemin de l’excellence depuis ses années chez les Remparts de Québec. Il est arrivé à Montréal avec la mission de remplacer Jean Béliveau dans le cœur des amateurs.

Lors de ses deux premières saisons jouées avec un casque, il a dû se contenter de marquer 29 et 28 buts, des fiches que plusieurs trouvaient bien décevantes, lui le premier. Aujourd’hui, pareille réussite lui vaudrait déjà un contrat d’une quarantaine de millions pour cinq ans. Respectueux, il savait bien qu’on lui avait tracé le même chemin que l’on réservait aux recrues – même les meilleures : il devait attendre son tour alors que des joueurs aguerris comme Yvan Cournoyer, Henri Richard, Frank Mahovlich et même Claude Larose avaient préséance.

PHOTO ARMAND TROTTIER, ARCHIVES LA PRESSE

Bernard Brisset

J’ai commencé à couvrir le Canadien à l’automne 1973. Cette équipe glorieuse venait de gagner la coupe quatre fois en six ans, dont la dernière en mai. Mais un rajeunissement s’imposait.

L’heure Lafleur devait sonner. Frank Mahovlich et Henri Richard étaient à la fin et jouaient leur dernière saison. Ken Dryden venait de partir pour des raisons de contrat et il a passé la saison sur les bancs d’université.

Le Canadien ne l’avait pas, Guy non plus. À sa troisième année, il devait éclore. Mais Scotty Bowman le privait de glace. Et de jeu de puissance aussi, lui préférant des joueurs plus productifs comme Cournoyer, Frank et Peter Mahovlich, Jacques Lemaire et même Chuck Lefley, nettement moins talentueux que le numéro 10. Cette saison-là, Lafleur s’est contenté de 21 buts, sa pire saison avec le Canadien.

Le joueur étouffait et l’homme se refermait de plus en plus sur lui-même. Il était cordial avec nous, les journalistes, mais il était sans voix. Devant une question qui pouvait lui permettre de livrer ses états d’âme, il demeurait muet. Il vous regardait dans les yeux comme pour dire « j’aime mieux ne pas parler ». Ce n’était jamais bien vu chez le Canadien d’ouvrir son cœur. Bowman n’aimait pas ça et Sam Pollock, au deuxième étage, encore moins.

Durant l’été qui a suivi, Lafleur a pris des décisions qui ont changé sa vie. Il a notamment décidé de retirer son casque, un geste aberrant dans le contexte d’aujourd’hui, mais qui faisait finalement de lui un vrai pro dans ces années où le casque protecteur était réservé aux « moumounes ». Ceux qui le portaient étaient identifiés comme fragiles et peureux et devenaient les cibles de bâtons élevés plus fréquents et plus dangereux.

C’est alors que le vrai Guy Lafleur est enfin arrivé. Il s’est imposé comme le leader de cette équipe en attaque avec la première de ses six saisons consécutives de 50 buts et il a mené son équipe aux succès que l’on connaît.

Quoi qu’il arrive à compter de ce moment, il est devenu de commerce agréable et une personne ressource primordiale pour les journalistes. Il n’avait pas toujours quelque chose à dire, mais pour les trois ou quatre journalistes qui couvraient le Canadien régulièrement, il était incontournable. Souvent, il pouvait tenir des propos acérés. Il aimait faire rire et surprendre sachant que nous ne le citerions pas toujours au mot à mot. C’était l’époque où le calepin de notes était le seul outil à notre disposition et où il n’y avait pas une demi-douzaine de caméras de télé dans le vestiaire après chaque exercice.

C’était aussi l’époque où nous avions une relation très particulière avec les joueurs et la direction. Nous faisions partie de l’équipe dans une bonne mesure puisque nous utilisions les mêmes avions, les mêmes autobus et les mêmes hôtels. C’était plus difficile dans ces conditions de garder cette distanciation nécessaire pour faire notre travail avec objectivité. Nous avions aussi accès au vrai vestiaire, celui où, après un match ou une séance d’entraînement, les joueurs se déshabillaient, relaxaient, décompressaient. Seule l’infirmerie nous était interdite. Compte tenu de nos heures de tombée serrées, il n’était pas rare de poursuivre une entrevue à l’entrée des douches et, bien sûr, de nous faire arroser.

Plus les matchs étaient importants et plus la saison avançait, plus nombreux étaient les journalistes réunis autour de lui après un match. On aurait dit que Guy aimait l’attention qu’il générait ailleurs au Canada et aux États-Unis.

Il aimait lire son nom dans les journaux de New York ou se retrouver en première page du Sports Illustrated (avec un bâton fabriqué par une entreprise rivale).

Je n’oublierai jamais ce soir de 1977, après la victoire finale contre les Bruins à Boston. Les places étaient rares dans le vestiaire des visiteurs au vieux Garden et la ligue n’avait pas encore institué les conférences de presse d’aujourd’hui. Claude Mouton décide de faire une faveur aux journalistes de Montréal et de les faire entrer avant les autres. Guy, qui vient de gagner le trophée Conn-Smythe, est assailli. Je me retrouve directement devant lui qui est nu comme un ver. La meute pousse et pousse encore de façon à l’entendre malgré les cris et le chahut de la victoire et je me retrouve à genoux sans trop comprendre pourquoi. J’ai juste le temps de saisir une serviette pour le couvrir un peu. Il éclate de rire, moi un peu moins.

Je n’oublierai jamais non plus comment, à quelques reprises, Guy me servait des propos explosifs où il s’en prenait à ses entraîneurs, Claude Ruel en particulier. Ses sorties avaient toujours un écho spectaculaire. Le meilleur joueur de l’équipe qui accuse publiquement son entraîneur, c’est hors du commun dans le monde du sport. Il a fait des sorties comme ça pour se plaindre du jeu devenu trop défensif, pour dire que Bernard Geoffrion n’était pas l’homme de la situation, pour protéger son joueur de centre Pierre Larouche, que Ruel avait mis en pénitence, ou pour déplorer le manque de communication entre la direction et ses leaders. Il était le seul qui pouvait parler impunément et, souvent, il le faisait sous l’impulsion de ses coéquipiers parmi les plus influents.

Il n’est pas rare de voir des athlètes nier ou édulcorer les propos qui leur sont attribués dans la presse quand la marmite chauffe. Guy Lafleur, lui, a toujours maintenu le lendemain ce qu’il avait exprimé la veille. Jamais on ne l’a entendu dire : « J’ai été mal cité. »

Pour cette seule raison – et pour mille autres aussi –, j’en garde le meilleur des souvenirs.