Ça s’est passé dans une école secondaire de Montréal que je ne nommerai pas, car ça ne vaut pas la peine de perturber la vie de cette école. C’est l’histoire d’une stagiaire en enseignement du français qui débarque à l’école avec ses convictions et ses croyances.

C’était avant l’Halloween. Et l’Halloween, dans cette école, on prend ça au sérieux.

D’abord, la fête du 31 octobre est une interface efficace pour accrocher les élèves : c’est l’occasion de leur faire lire des contes, des mythes, des légendes. De les faire lire, point.

Ensuite, comme je le disais, dans cette école, l’Halloween est une affaire sérieuse. L’école en entier se mobilise autour d’un conte écrit chaque année par un enseignant, qui est le carburant d’un grand jeu qui dure deux jours. L’école tripe.

Mais cette année, quelqu’un boudait son plaisir. La stagiaire arrivée de l’UQAM, qui faisait son stage obligatoire de deux mois.

Appelons-la H. Je ne vois pas l’intérêt de la nommer et de la livrer, elle, au bûcher numérique. Ce qui compte, c’est ce qu’elle incarne.

Alors voilà, avant l’Halloween, H. devait travailler sur un roman de Daniel Mativat avec sa classe de deuxième secondaire, La main du diable.

Pas question, a décrété H.

Stupéfaction autour de H. : hein, comment, pourquoi ?

Réponse de H., selon ce que j’ai pu glaner à gauche et à droite de sources concordantes : selon mes recherches personnelles, le Mal est banalisé dans la littérature jeunesse, le diable existe, c’est un fait et je dois protéger les enfants du diable de la même façon que je les protégerais d’un jouet défectueux…

Là, l’équipe de l’école était interloquée. On n’avait jamais vu ça, un tel refus. On a insisté. On a discuté. On a expliqué. La stagiaire a fini par surmonter ses réticences et a accepté d’en discuter en classe.

La discussion entre la stagiaire et son équipe-école s’est élargie : enseigner le français au secondaire, chère H., c’est forcément toucher le fantastique, le surnaturel, parce que la littérature jeunesse en regorge et parce que le Québec a été profondément marqué par le catholicisme, et qui dit catholicisme dit diable…

L’équipe-école est passée à un autre appel, affaire classée, elle a fini par travailler sur La main du diable en classe, peut-être qu’avec un peu de persuasion, H. finit par voir la lumière.

Arriva le conte imaginé par un enseignant de l’école, comme chaque année pour le niveau deuxième secondaire (600 élèves). Titre du conte de 2019 : La légende de la nuit des loups-garous, où un vieux jésuite qui a combattu le Mal partout vient sauver les colons français décimés par des loups-garous…

Pas question que je lise ça en classe, que je travaille sur le grand jeu lié au conte, a décrété H. : il est question du Mal, du diable…

Cette fois, rien n’y fit. H. n’allait pas reculer d’un pouce. C’est un autre enseignant qui est venu lire le conte La Légende de la nuit des loups-garous dans la classe de la stagiaire qui ne voulait pas exposer ses élèves au « Mal ».

Si vous vous demandez à ce stade de l’histoire au nom de quelles convictions H. refusait de toucher en classe à tout ce qui impliquait de près ou de loin cette créature imaginaire qu’est le diable, c’est fort probablement parce qu’elle est membre des Témoins de Jéhovah, qui prennent très, très au sérieux l’idée de l’existence du diable.

Je dis « fort probablement » parce que H. a refusé de m’accorder une entrevue. Mais deux sources m’ont affirmé que ses réticences sont motivées par son appartenance à cette secte fondamentaliste chrétienne qui lit la Bible au pied de la lettre.

H. a été prévenue que ses réticences piétinaient quelques compétences attendues d’une future prof, compétences sur lesquelles elle allait être évaluée dans ce stage obligatoire pour son bac : éthique professionnelle, travail d’équipe, capacité réflexive et rôle de passeuse culturelle, notamment…

Tiens, a-t-on fait remarquer à H., prends la chasse-galerie, cette légende de l’ancienne province française du Poitou — légende qui a muté pour devenir un conte typiquement québécois, lequel a inspiré un livre à Honoré Beaugrand —, c’est un formidable tremplin en classe pour parler d’Histoire, de culture, de transmission culturelle…

Réponse de H. : jamais je ne vais parler de la chasse-galerie quand je serai enseignante, ça parle d’un pacte avec le diable…

Il se trouve que plus tôt dans son bac, dans un cours de didactique de la littérature, H. avait justement refusé de produire un travail sur La chasse-galerie d’Honoré Beaugrand. Très poliment, sans faire de scène. Mais refus total, quand même.

La prof qui donnait le cours de littérature a consenti un accommodement, permis selon les règles de l’UQAM. L’étudiante a donc dû produire un travail sur un autre livre, autrement plus complexe : La métamorphose, de Kafka.

Avant d’aller plus loin, je souligne que tous ceux à qui j’ai parlé, employés de l’UQAM ou de la commission scolaire, m’ont souligné le caractère inusité des réticences de cette étudiante. L’exception, plutôt que la règle. Un cas sur mille, m’ont juré les sources, à l’école et à l’université.

Une source : « Dans notre école, il y a des profs voilées, très croyantes. Elles ne célèbrent pas l’Halloween, ne célèbrent pas Noël à la maison. Mais elles participent pleinement, dans l’école, à l’école. »

Même son de cloche à l’UQAM : « Un cas très rare d’étudiant qui ne veut pas se frotter à un livre. Je peux penser à un autre cas, celui d’une étudiante qui jugeait qu’un livre avait été écrit par un auteur misogyne. Le prof avait refusé de consentir à lui permettre de lire un autre livre, justement pour la pousser à se mesurer à un texte qui la confronte… »

La prof qui a consenti à l’accommodement sur La chasse-galerie insiste encore : c’est très rare, très, très rare. Elle en garde quand même un souvenir inconfortable : « Si on impose des critères de censure à la littérature, on n’est pas sortis de l’auberge. La littérature permet d’exposer toutes sortes de facettes de la nature humaine. Ça ouvre des horizons insoupçonnés. »

Je répète que partout où j’ai posé des questions sur les réticences de H. et ses croyances religieuses qui empiétaient sur son rôle d’enseignante, on m’a dit et répété qu’il s’agissait d’une aberration, du presque-jamais-vu.

Je ne remets pas ça en question.

C’est l’avenir qui me pose problème. Je me demande si ce genre de réticence personnelle n’est pas un indice de ce qui s’en vient. Je me demande si être « offensé », pour des raisons religieuses ou autres, ne sera pas le prétexte pour forcer des triples saltos arrière aux individus et aux établissements.

Ici, des parents qui ne veulent pas que leurs tout-petits reçoivent des cours d’éducation sexuelle, là, une conférence annulée pour cause de « colonialisme » et un auteur désinvité d’une librairie pour éviter le trouble, et là-bas, un journal étudiant dans le pétrin pour le « crime » d’avoir tenté d’interviewer l’agence fédérale américaine qui expulse les immigrants…

Lisez la chronique de Patrick Duquette dans Le Droit sur les parents s’opposant aux cours d’éducation sexuelle

Regardez un reportage de Radio-Canada sur la liberté d’expression dans les universités

Lisez l’article du Journal de Montréal sur l’annulation d’une conférence de Mathieu Bock-Côté dans une librairie

Lisez l’article du New York Times sur le journal étudiant de Harvard

Mettez toutes ces convictions bout à bout, et ça fait beaucoup, beaucoup, beaucoup d’empêcheurs de penser en rond (ou pas). J’évoquais en chronique ces montées de hordes de gens rigides et offensés il y a un an.

Je vous dis tout cela et qu’est-ce que j’apprends au moment de mettre la touche finale à cette chronique ?

H. a interrompu son stage à l’école secondaire où elle voyait le diable partout.

On ignore pourquoi.

On sait ceci : dans le cadre de son bac, elle recevra un échec pour ce stage interrompu.