L’assassinat de trois personnes en 24 heures dans la région de Montréal, possiblement par un jeune homme aux antécédents psychiatriques libérés « sous conditions » par la Commission d’examen des troubles mentaux, met au jour les failles du système quand délinquance et santé mentale s’entremêlent, estime Josée Rioux, présidente de l’Ordre professionnel des criminologues du Québec.

« Les troubles de santé mentale, c’est le parent pauvre de la délinquance : on ne sait pas quoi faire avec ça », résume Josée Rioux, criminologue et chargée d’enseignement à l’Université Laval.

Abdulla Shaikh, l’homme de 26 ans abattu par la police de Montréal jeudi matin, est le suspect principal des trois homicides commis à Montréal et Laval, mardi et mercredi soir. Il avait notamment un diagnostic de schizophrénie et de traits de personnalité narcissiques et antisociaux, selon les documents judiciaires.

En 2016, il a été accusé entre autres d’agression sexuelle et armée. Son procès était prévu en janvier prochain, à Laval.

Dans une autre affaire de méfaits en 2018, il avait été reconnu comme non criminellement responsable. Il était depuis suivi en psychiatrie et avait été hospitalisé jusqu’en 2021. Son état demandait une révision annuelle de la Commission d’examen des troubles mentaux, dont la dernière avait été effectuée en mars 2022.

Selon nos informations, le suspect avait été hospitalisé au moins une fois à l’Institut national de psychiatrie légale Philippe-Pinel.

Abdulla Shaikh vivait donc dans une forme de « libération conditionnelle » où l’hôpital avait le pouvoir de le faire réadmettre s’il ne respectait pas ses conditions, explique Josée Rioux.

Un trou dans l’offre de service

La Commission n’a pas failli à la tâche en permettant la libération à certaines conditions de M. Shaikh, estime d’emblée Mme Rioux. Cette commission a la lourde de tâche de protéger la société tout en favorisant la réinsertion sociale des personnes aux prises avec des troubles mentaux.

Il faut qu’il y ait des mesures particulières qui soient prises pour bien prendre en charge les deux composantes : santé mentale et délinquance. Et je pense qu’il y a un trou [dans les services].

Josée Rioux, président de l’Ordre professionnel des criminologues du Québec

Même si Abdulla Shaikh était considéré comme représentant « toujours un risque important pour la sécurité du public en raison de son état mental », son psychiatre, le DMartin Vézina, recommandait qu’il demeure en liberté sous réserve de nombreuses conditions, dont habiter à la même adresse, se soumettre à des tests urinaires et aux recommandations de l’équipe traitante.

M. Shaikh avait-il le suivi nécessaire dans la communauté pour assurer la sécurité du public ? « Je promeus la réinsertion sociale – j’y crois fermement – mais pour faire une bonne réinsertion sociale, il faut qu’on en ait les moyens », répond Mme Rioux.

Toutes les personnes souffrant de problèmes de santé mentale ne sont pas des meurtriers, tient à rappeler la criminologue Maria Mourani. « Mais malheureusement, il y en a une minorité qui échappent au système ou qui n’ont pas été pris au sérieux par le système, avec les conséquences qu’on connaît », déplore-t-elle.

Un modus operandi tenant du délire

Le modus operandi de l’assassin – qualifié de tueur de masse par Maria Mourani parce qu’il a abattu plusieurs personnes en moins de 24 heures – a mis la puce à l’oreille de la criminologue : « C’était systématique : entrer dans la bulle de la victime, la tirer à bout portant, à la tête, ce n’était pas anodin. Tu veux vraiment tuer la personne quand tu fais ça, et tu considères que si tu la tires ailleurs, elle ne va pas mourir. »

Les trois victimes n’avaient aucun lien entre elles, ni âge ni appartenance religieuse. « Le seul lien, c’est que ce sont des hommes », relève Mme Mourani.

Selon la criminologue, la façon de faire du meurtrier montre qu’il n’était pas en contact avec la réalité.

Les personnes qui étaient devant lui n’étaient plus des personnes. C’est comme s’il était dans une espèce de délire.

Maria Mourani, criminologue

Un délire qui aurait très bien pu se poursuivre et faire d’autres victimes s’il n’avait pas été pourchassé et arrêté par les policiers, soutient la criminologue. « J’en suis convaincue. »

Miser sur la prévention

Josée Rioux estime que les services d’intervention en délinquance devraient être « plus coordonnés » en termes d’offre de services et de suivi. Mais que pour y arriver, cela prend des moyens.

Elle relève notamment que l’investissement de plus d’un milliard de dollars sur cinq ans, annoncé en janvier dernier par le gouvernement du Québec, ne se penche pas assez sur la question de la délinquance. « [Les délinquants] se retrouvent avec rien, et on ne protège pas bien la société », relève-t-elle.

« Tant qu’on n’aura pas des actions concertées [dans les services en délinquance et santé mentale], on va remettre ça à la charge des policiers, malheureusement, ajoute-t-elle. Et en ce moment, ils en ont plein les bras et ils font tout ce qu’ils peuvent. »

Dans une version précédente de ce texte, nous indiquions que M. Abdulla Shaikh avait un diagnostic de traits de personnalité psychosociaux. Il s’agit plutôt de traits de personnalité antisociaux. Nos excuses.