(Moscou) Une fine pluie tombe sur le bâtiment noirci de la salle de concert Crocus City Hall. Une odeur âcre dans l’air ambiant rappelle l’incendie qui a fait rage toute la nuit.

Au pied des barrières en fer qui entourent la zone, des centaines de Moscovites sont venus déposer des fleurs et des peluches tout au long de la journée. Beaucoup pleurent, encore bouleversés par l’émotion et le choc, peinant à réaliser la tragédie devant leurs yeux.

« C’est un cauchemar », murmure Alisa, jeune femme de 21 ans, encore secouée, qui a passé la soirée de l’attentat à regarder les nouvelles en ligne. « Voir tous ces cadavres qui n’étaient même pas floutés… » Les vidéos, tremblantes, prises à l’intérieur de la salle de concert par les personnes essayant de s’échapper aux tirs ont fait le tour de l’internet. Sous leurs pieds gisaient des corps déjà sans vie, baignant dans une mare de sang.

Moscou montre Kyiv du doigt

Beaucoup n’auraient jamais pu s’imaginer qu’un attentat terroriste puisse survenir dans la capitale. « Bien sûr, il y avait les drones avant qui s’écrasaient contre les immeubles », nuance Elena, gestionnaire dans une grande firme de commerce. « Mais c’était en périphérie de Moscou, ça nous paraissait si lointain, alors qu’ici, je passe chaque jour pour aller à mon travail. »

PHOTO ANTON VAGANOV, REUTERS

Une passante marche devant un mémorial improvisé à Saint-Pétersbourg.

Samedi, elle est passée chez le fleuriste après son travail acheter un bouquet d’œillets pour le déposer devant le mémorial improvisé. « Les temps sont devenus si imprévisibles avec la guerre », soupire cette mère de deux fils majeurs, inquiète d’une possible mobilisation militaire. Elle a d’ailleurs cessé de regarder la télévision. « C’est trop anxiogène. »

Beaucoup en Russie ont supposé que la guerre en Ukraine et la tuerie pouvaient être liées. Dans les rues inhabituellement désertes de Moscou, l’attentat est au cœur de toutes les préoccupations.

Certains, plongés dans leur téléphone intelligent, regardent l’interrogatoire des présumés terroristes, d’autres discutent des évènements avec leurs amis.

« L’Ukraine » est sur toutes les lèvres de la capitale. « Il paraît que Kyiv est derrière l’attaque », se disent entre eux les passants, préoccupés, en reprenant les thèses de la télévision russe. « Les quatre commanditaires de l’attentat ont été arrêtés. Ils se dirigeaient vers l’Ukraine. Selon nos informations, des complices les attendaient là-bas pour les aider à fuir », a affirmé Vladimir Poutine à la télévision russe, 20 heures après la tragédie.

Avertissements ignorés

Une rhétorique répétée, presque sans interruption, durant toute la journée de samedi, malgré l’affirmation des États-Unis que l’État islamique était derrière l’attaque. « Ce n’est pas l’État islamique. Ce sont les Ukrainiens », affirme Marguerita Simonian, la rédactrice en chef de Russia Today, l’un des principaux médias de propagande russe.

« Et le fait [que vendredi], avant même les arrestations, avant la diffusion des visages et des noms des auteurs, les services spéciaux occidentaux ont commencé à convaincre la population que c’est l’État islamique, les trahit. »

PHOTO YULIA MOROZOVA, REUTERS

Fleurs à la main, des passants rejoignent un rassemblement à la mémoire des victimes de l’attaque près du Crocus City Hall.

L’avertissement de la Maison-Blanche début mars qu’un projet d’attentat terroriste se préparait dans la capitale ne serait qu’une preuve de plus de la culpabilité de Washington. « Il faut bien avouer que c’est suspect », argumente Timour, K-way bleu sur les épaules le protégeant de l’averse. Comme la plupart des Moscovites, il a appris samedi, seulement, que Washington avait alerté le Kremlin d’une menace terroriste.

Souvenir de la guerre tchétchène

D’autres sont plus philosophes, comme Igor, étudiant en économie. « Je ne pense pas que cet attentat soit commandité par l’Ukraine, cela me semble contre-productif », analyse le jeune homme de 18 ans. « Au contraire, au contraire, la population russe va encore plus les haïr et se mobiliser contre. Mais je n’arrive pas non plus à croire que cela soit l’État islamique… En réalité, j’ai l’impression que personne n’est capable d’un tel acte monstrueux. C’est l’attentat le plus meurtrier depuis 20 ans ! »

PHOTO TATYANA MAKEYEVA, AGENCE FRANCE-PRESSE

Un policier russe patrouille dans un périmètre de sécurité érigé autour de la Place rouge, à Moscou.

En effet, le nombre de morts dépasse celui des victimes de la prise d’otages dans le théâtre moscovite Doubrovka en 2002, où 130 personnes avaient été tuées, selon les chiffres officiels. « Cela rappelle beaucoup la méthode du Kremlin utilisée à l’époque », affirme l’ancien présentateur de la télévision russe Alexander Nevzorov.

Lorsque Poutine ne se sent pas assez en confiance et ne trouve pas assez de cohésion dans la société russe surviennent d’étranges explosions et attentats, pour obliger la population à lui cirer les bottes.

Alexander Nevzorov, ancien présentateur de la télévision russe

Durant la guerre de Tchétchénie, plusieurs attentats ont ensanglanté la Russie. L’opposition russe accuse le Kremlin d’avoir été le commanditaire.

Les rues de la capitale vidées de ses habitants

La crainte d’un nouvel attentat paralyse la capitale. Igor ne cache pas qu’il a dû faire un effort sur lui-même pour déverrouiller la porte ce matin et sortir dans la rue. « Bien sûr que j’ai peur », avoue le jeune homme. « J’ai peur non seulement de revenir à l’université, mais de tout lieu public. J’avais la gorge nouée même en descendant dans le métro. Mais bon, il faut bien continuer à vivre… »

Le sens du « devoir citoyen » a pris le dessus chez beaucoup de Moscovites, pas uniquement chez Igor. « Je ne pouvais pas rester sans rien faire lorsque j’ai appris que les hôpitaux manquaient de sang en raison de l’afflux important des blessés », explique ainsi Evguény, venu avec sa femme faire un don de sang. « On a besoin de s’unir et d’être solidaires plus que jamais. »